La nuit du loup gris
On m’a toujours appelé le P’tit Claude, non pas à cause de ma taille qui n’a pourtant jamais dépassé le mètre cinquante six, mais parce que mon père m’avait donné le prénom de son frère aîné Claude. Celui-ci avait, lors de son service militaire en Afrique, attrapé les oreillons qui l’avaient rendu stérile. A la transmission du nom, s’ajoutait celle du prénom mais je n’ai rien transmis du tout n’ayant jamais trouvé chaussure à mon pied. Qui d’ailleurs aurait voulu de moi ? Petit, défiguré par un éclat d’obus en 1915, gazé en 1917, taciturne et rustre, peu enclin à la conversation, maladroit de mes mains, pauvre croyait-on, ce qui m’a évité le risque d’être épousé pour mon argent. J’ai été bricotier avant 1914 car c‘était le seul moyen de survivre en profitant des différences de prix entre la France et la Suisse. Gamin, je trafiquais avec le cacao, le café, les allumettes, les bas de soie, les épices et même les cartes à jouer ! Il n’y a pas de petit profit quand on est dans la misère.
Après mes 20 ans en 1905, je me suis spécialisé dans le tabac, plus rémunérateur, mais plus dangereux car les peines pouvaient être très lourdes si l’on était pris. Je suis petit mais aussi costaud et rapide, je passais partout avec mes dix kilos de tabac sur le dos. J’ai rapidement su utiliser deux chiens blattés que j’avais équipés de sacoches adaptées à leur morphologie. Rex et Sultan me suivaient partout avec leurs 15 kilos de tabac en feuilles ou haché venant de Cuba, du Mexique ou de Manille. Sur mon dos je transportais surtout des havanes ou des cigarettes américaines. Au moindre signal d’alerte, les chiens s’aplatissaient au sol et pouvaient rester immobiles des heures durant, si besoin. Mais l’hiver 1911-1912 leur fut fatal : un jour de verglas, Rex se tua en faisant une chute de plus de cent mètres de haut dans les gorges du Doubs. Deux mois plus tard, ce fut au tour de Sultan de mourir, abattu par un douanier alors que nous revenions à vide du Brassus où nous avions livré des ébauches, ces parties mécaniques des montres, que réalisaient à la perfection les ouvriers horlogers du Lac ou Villers. Je m’étais pleinement reconverti sur cette activité quand la Grande guerre me priva de mon gagne-pain, durant cinq terribles années.
Le retour fut difficile, quatre ans de tranchées entrecoupées de deux séjours en hôpital militaire au milieu des mutilés et des estropiés souvent quittés par leur fiancée ou abandonnés par leur famille, ne prédisposent pas à fonder un foyer surtout quand, à 34 ans, on est sans profession reconnue. Mes problèmes respiratoires m’interdisent l’agriculture, métier que je suis sensé exercer. Mes doigts gourds et mes gestes patauds sont incompatibles avec celui d’horloger. Douanier ? On me l’a proposé sans connaitre mon passé, mais je ne me voyais pas dans un bureau, coincé entre un chef et des règlements. Je repris donc mon métier de contrebandier de montres et de bijouterie. Je retrouvai rapidement des clients, beaucoup de clients, au point d’avoir de quoi faire travailler trois passeurs, mais je préfère travailler beaucoup mais seul. C’est le meilleur moyen de s’assurer de la confiance de ses clients. Pour augmenter les cadences, j’inventai la ’’Cent poches’’, une veste longue à l’intérieur de laquelle j’avais cousu des séries de pochettes contenant une montre chacune. Tout l’art tenait à ce que la veste garde une amplitude et une légèreté qui ne la rende pas suspecte. Tous ceux qui se sont attaqués à faire mieux que moi se sont fait prendre, car cent montres, c’est déjà cinq kg de surpoids à répartir. En une vingtaine d’années, j’utiliserai trois de ces ’’Cent poches’’ dont celle d’hiver que je portais en ce jour de décembre 1940 où j’ai bien failli y laisser ma peau.
Pendant les dix mois que dura la drôle de guerre, la contrebande fonctionnait tout azimut. Dans les deux sens, s’échangeaient des produits de toute sorte à des conditions invraisemblables. Le même jour, un banquier suisse me demande de lui rapatrier ses bouteilles d’armagnac, cognac et autre kirsch en dépôt chez un commerçant de Pontarlier et un éleveur du Saugeais se dit prêt à acheter en Suisse des cigares ou des alcools pour solder le compte numéroté qu’il détenait à Genève : je n’ai pas eu besoin de faire de la contrebande car l’éleveur a reçu les bouteilles du banquier à qui j’ai livré des bouteilles de cognac achetées à Lausanne avec l’argent du compte anonyme, chacune des transactions me fut, de surcroît, royalement payée ! Tout changea avec l’occupation allemande qui classa le département en zone interdite. Les allemands commencèrent à patrouiller le long de la frontière suisse souvent sans cohérence et sans succès. J’avais vite retrouvé mes marques et je transportais dans un sens des mouvements de montres vers la Suisse et dans l’autre sens, des petits lingots de métal (acier, bronze, cuivre et laiton notamment) pour les horlogers du haut Doubs.
Il avait fait très froid et beaucoup neigé en ce mois de décembre 1940 et j’avais des livraisons en retard. J’avais chargé ma veste d’hiver ’’Cent poches’’ de 108 montres et choisi un des chemins de contrebande les moins pratiqués. Alors que j’approche de la frontière, j’aperçois à 300 mètres devant moi un groupe de soldats allemands, puis dans une clairière sur ma droite, quatre autres tenant en respect trois hommes agenouillés. Deux d’entre eux sont, d’après leur tenue, des pilotes sans doute anglais, le troisième est le cantonnier du village voisin. Pas de chance pour eux, ils se sont fait prendre à 100 mètres à peine de la Suisse ! C’est alors que j’entends des bruits de pas cadencés sur le chemin derrière moi ! Je suis cerné et n’ai d’autre choix que de quitter le chemin et de chercher la planque que j’ai aménagé sur ce passage comme je l’ai fait sur tous les itinéraires que j’emprunte. Je reconnais l’endroit malgré la neige qui tombe. Je ne suis qu’à quelques dizaines de mètres de ma cachette qui se trouve sous un rocher à côté d’un arbre creux. J’y vais en rampant, trouve peu de chose dans l’arbre : un couteau suisse comme toujours, un paquet de biscuit de mer et une boite de pois au lard. Je soulève les branchages pour me glisser dans l’abri quand j’entends un grognement : dans la faible clarté d’un jour d’hiver finissant, je vois luire les pupilles jaune orangées d’un loup gris.
Contrairement à ce que croient beaucoup de gens, le loup n’est pas agressif pour l’homme, mais les légendes ont la vie dure. Au cours de mes pérégrinations dans le massif jurassien, il m’est arrivé plusieurs fois de croiser des loups isolés ou en bande et j’ai appris à les côtoyer. Je me mets sur le dos en signe de soumission. Le loup se lève, me renifle et se recouche, peut-être que mon odeur lui rappelle quelque chose, ou simplement n’a-t-il perçu aucun danger de ma part. Celui-ci est un vieux loup, sans doute un ancien mâle dominant détrôné et chassé de sa meute. Ses dents sont usées mais l’œil reste vif et je remarque des débris de rongeurs entre ses pattes avant dont l’une qu’il lèche saigne. Lentement j’avance ma main à plat jusqu’à sa patte blessée, je la caresse, il grogne quand j’effleure la plaie mais me laisse faire : il a une aiguille de métal plantée dans la patte que je lui enlève avec précaution, couvrant ensuite la partie blessée avec de la neige.
La nuit est tombée et les soldats allemands sont réunis autour de trois feux de camp et semblent s’installer pour la nuit. Le sous-officier qui commande la vingtaine d’hommes discute avec les deux gardes suisses venus au renseignement. Les deux aviateurs, les mains liées dans le dos, sont assis sur un tronc d’arbre, à 50 mètres de ma cachette, gardés par deux hommes armés. Je ne voyais pas le troisième. J’ai ouvert mes provisions et le loup ne s’est pas fait prier pour dévorer trois biscuits de mer, mais il n’a pas daigné goûter les pois au lard. Deux heures plus tard, il y eut la relève des gardes des prisonniers qui s’étaient assoupis. Je commençais à somnoler quand le loup s’est levé, s’est glissé hors de la tanière et a filé dans la nuit. Je dormais profondément quand j’ai senti un liquide chaud couler sur mes pieds gelés : le loup venait de m’adopter en me pissant dessus ! Nous avons ensuite dormi l’un contre l’autre, nous tenant chaud et accordant nos respirations.
On ne peut pas dire que les militaires soient discrets quand ils se lèvent : dès cinq heures du matin, ils se saluent, se tapent dans la main ou sur le ventre, remuent leurs gamelles, claquent des talons et commencent à chanter. Le loup observe dans une immobilité totale, l’oreille aux aguets. Soudain son poil se hérisse, ses babines se retroussent et il se met à feuler sourdement. On distingue alors le bruit d’un moteur qui peine et qui cale. Immédiatement les soldats s’alignent sur le côté du sentier entre les prisonniers et ma cachette ; je profite de ce moment où les soldats me tournent le dos pour attirer l’attention des pilotes considérés comme prisonniers de guerre. Contrairement au passeur, ils sont debout, les mains libres et me repèrent. J’essaie de calmer le loup que je sens prêt à bondir. Arrivent alors par le sentier, deux officiers allemands dont un SS, suivis de deux soldats casqués et armés tenant en laisse deux énormes molosses. Le sous-officier aboie l’ordre de présenter les armes, déclenchant involontairement toute une série d’évènements imprévus. Encore aujourd’hui, j’ai du mal à remettre dans l’ordre tout ce qui s’est passé alors.
Le loup gris a surgi brutalement entre les soldats au garde à vous, quatre d’entre eux chutent sur le sol gelé. Il en est de même des deux officiers dont le SS mordu à la cuisse par le loup qui n’hésite pas à provoquer les chiens : ceux-ci échappent à leurs maîtres et se lancent à la poursuite du loup ; je me lève et attrape un fusil qui avait chuté à mes pieds et, sans réfléchir, le jette dans l’arbre creux et me vois rejoint par les deux anglais alors que le loup revient attaquer les allemands paniqués. Je les entraîne dans une grande glissade jusqu’à une barre rocheuse qui nous dissimule à la vue des soldats. Nous entendons des coups de feu, des aboiements, des cris et avons commencé à remonter la pente rocheuse nécessitant quelques talents d’escaladeur peu compatibles avec le transport d’une centaine de montres. Mais le danger donne des ailes et au bout d’un quart d’heure avant le dernier éperon, je hèle mes compagnons et leur montre une pierre gravée : un blason partagé en deux avec une fleur de lys d’un côté, Etat de Vaud de l’autre. Nous sommes en Suisse et nous tombons dans les bras les uns des autres. C’est alors que nous entendons un long hurlement, le loup gris nous salue depuis l’autre versant ! L’un des pilotes me demande mon nom tandis que l’autre me montre l’animal : je réponds machinalement "Loup gris". Mon nom de résistant était trouvé.