Peugeot à Sochaux

, par  Marc

En cette année 2010, année du 200ème anniversaire de la Maison Peugeot, j’aimerais revenir sur le bombardement de l’usine Peugeot de Sochaux dans la nuit du 15 et 16 juillet 1943. Vous rappeler, et pour certains peut-être vous apprendre, pourquoi ce bombardement, et les suites qui furent données à cet événement afin de protéger au mieux la population civile.

16 juillet 1943 : le bombardement de Sochaux

Jusqu’en 1942, la maison Peugeot réussit à continuer à fabriquer des productions civiles. D’autres grandes firmes sous la contrainte produisaient déjà du matériel pour l’aviation et pour les chars allemands.

A cette époque, et cela depuis plus d’un siècle, la famille Peugeot donne du travail à de nombreux ouvriers du pays de Montbéliard. Sous le Second Empire, ils fabriquaient des crinolines, puis des moulins à café du côté d’Hérimoncourt puis, sur le site de Sochaux, elle vint à l’automobile. En 1939, l’usine de Sochaux produisait en grandes séries (déjà pour l’époque), il était donc facile pour l’occupant, au mépris des conventions d’armistices, de produire des éléments de char (ou autres) : il suffit de changer de matrice sous le marteau pilon. C’est pour cela que l’Allemagne avait envoyé de ses techniciens pour superviser et diriger la direction française pour produire de fausses ambulances pour le front russe ainsi que des patins de chars. Il fut même question un moment de fabriquer des pièces pour l’aviation. Il était donc essentiel d’arrêter la production de cette machine de guerre au service de l’Allemagne

Les forces alliées décident de bombarder l’usine et ce sont les Anglais avec la R.A.F. (plus économe en vies humaines que les Américains) qui s’en chargeront. Malgré les grands risques pris dans leur « piqués » pour être au plus près de leurs cibles, les dégâts furent considérables. Il n’y eut qu’une trentaine de bombes sur l’usine, mais 700 tombèrent sur Sochaux, Vieux-Charmont, Nommay, Etupes et Allenjoie ! On pense qu’il y eut confusion dans les différents étangs du secteur à la lueur des fusées éclairantes (l’usine actuelle se trouve beaucoup sur des prairies humides qui ont été asséchées). Dans l’usine, la forge et l’emboutissage ont très peu souffert, la fonderie est touchée sérieusement ainsi que l’atelier de carrosserie, seul l’atelier de mécanique est en grande partie détruit. Le résultat est tel que l’on craint que Londres, informé des résultats, lance une nouvelle attaque.

Au sol, le bilan est catastrophique. 120 morts, 250 blessés, 100 maisons entièrement détruites, 200 ne sont plus habitables et 200 autres sont en partie endommagées. A Sochaux, une caserne de gendarmerie est complètement détruite, l’autre n’est plus habitable, la mairie, l’école et la poste n’existent plus. Il n’y a plus de distribution d’eau, ni d’électricité, ni de gaz. Les routes 473 et 468 ne sont plus praticables, de même que le canal du Rhône au Rhin qui a une de ses digues éventrées. Malgré tout, l’état d’esprit est bon, la population presque entièrement dépendante de l’usine, a compris la nécessité de ce bombardement.

Devant un tel désastre, pour venir en aide à la population, les usines Peugeot ont prélevé sur les stocks des cuisines l’alimentation nécessaire à nourrir les sinistrés. La Maison Peugeot a offert gracieusement 10 tonnes de pommes de terre, 3 tonnes de carottes, 5 tonnes de choux, 900kg de légumes divers, 200kg de graisse, 180kg de riz, 240kg de farine, 700kg de pâté, près de 2 tonnes et demie de pain, 700kg de confiture, 300kg de chocolat et près de 5000l de vin.

Comment éviter un deuxième bombardement ?

La hantise d’une récidive provoque la constitution d’un petit groupe de saboteurs, agissant avec la complicité de la direction française de l’usine, alliant sécurité et efficacité. La Résistance existait déjà chez Peugeot mais ses agissements étaient moins spectaculaires : il fallait ralentir la production, mais surtout garder le personnel sur place puisque depuis le 5 octobre 1942, plusieurs contingents d’ouvriers des usines du groupe Peugeot avaient été envoyés en Allemagne, avec un accord selon lequel 3 ouvriers en plus serviront au retour d’un prisonnier de guerre. Ce qui, bien sûr, n’a jamais été respecté.

La fronde des patrons

M. Pierre Sire, directeur du service de coordination des usines Peugeot pour le Doubs, après avoir eu des contacts avec des ouvriers (du premier contingent) largement exploités et mal logés, organisa la fronde des patrons de la région contre le départ de leurs employés. En même temps, il aidait au maximum et clandestinement les réfractaires. Du côté patronal, tout était fait pour freiner ce qui s’appelait alors le STO Service du Travail Obligatoire).

L’ouvrier qui se cachait pour ne pas partir ou pour tenter de rester après une permission obtenait assez facilement des services de coordination Peugeot des papiers fort bien imités avec de faux cachets mais sur de vrais formulaires et avec une fausse identité afin d’échapper aux recherches. M. Sire reclassa dans des entreprises agricoles et forestières gérées par son service quelques 200 réfractaires. Il leur fallait encore des cartes d’alimentation ! C’est avec la complicité des maires des communes de Mandeure, Valentigney, Seloncourt et autres qu’il les équipait de ces fameuses cartes obligatoires pour se nourrir.

Il s’agissait d’un immense service social d’une « grande maison » pour conserver ses ouvriers.

Dès le début de 1943, la Résistance interne à l’usine opéra la jonction avec celle du Pays. De l’usine, c’est Rodolphe Peugeot qui met une voiture à la disposition de M. Fouillette, alors chef de réseau. C’est ensemble qu’ils font le repérage et le relevé des terrains pour les futurs parachutages. M. Peugeot mettra à la disposition de la Résistance une camionnette de l’usine avec un chauffeur sûr pour l’acheminement du matériel. D’autre part, la Résistance demande de commencer, grâce à la restauration interne de l’usine, d’approvisionner et de stocker des conserves et des vivres qui serviront plus tard à la subsistance du Maquis (Quand le moment est venu, les stocks dépassaient les 40 tonnes).

En liaison avec Londres

En mai 1943, dans les « messages personnels », on entendit : « La vallée du Doubs est bien belle. » C’était la réponse de Londres à M. Peugeot comme quoi Harry-Ree, dit Henry, était bien leur agent et qui le remerciait pour 100 000 francs de crédit ouvert pour la Résistance. Avec ce nouvel arrivant, la liaison avec Londres et les nouveaux moyens mis en œuvre, le « travail sérieux » commençait afin d’éviter un nouveau bombardement.

Au sujet de M. Rodolphe Peugeot : quelques mois plus tard, via l’Espagne, il se rendit à Londres et il débarquera en juin 1944 en Normandie, en tant qu’officier interprète dans une unité de sa « Gracieuse Majesté ».

Henry servait de contact avec Londres. Il transmettait les états périodiques des fabrications de l’usine (fournis par la Direction), servait d’instructeur pour les sabotages, et commandait armes et explosifs pour les coups de mains du groupement de Résistance de Montbéliard ainsi que pour l’équipe de sabotage de l’usine de Sochaux.

A l’automne 1943, Pierre Sire apportait à Henry, de la part de M. Jean Pierre Peugeot, le croquis d’une « bombe volante » (les fameux V1) levé par un ingénieur maison qui avait été invité à Fallersleben à un voyage d’étude par les Allemands. Henry demanda à rencontrer cet ingénieur afin d’avoir le plus de renseignements et aussitôt se rendit en Suisse pour livrer le dossier à la délégation britannique.

Le sabotage de l’outil de production

En octobre 1943, Lucas et Henry mettent au point le premier sabotage. Il recruta 21 hommes sûr set courageux (voir liste ci-dessous). Il est prévu de faire sauter tous les transformateurs haute tension de l’usine en plein jour, après la sortie des ouvriers, et cela malgré la surveillance. Les hommes seraient déguisés avec fausses moustaches et autres accessoires, ils porteraient des brassards de gardiens.
Tout se passa sans encombre, tout était bien piégé mais, n’ayant pas eu d’instructions claires, ils mirent les détonateurs à l’envers ; aussi, rien ne se passa.

L’équipe était commandée par le lieutenant de réserve Lucas, ingénieur au service électrique, et était composé de :
à l’atelier carrosserie : Fischer, Shepringue, Ménegaux, Miner et Bernard ;
à l’atelier d’emboutissage : Bertaux, Charmois, Goudey et Tournu ;
à la fonderie : Orstein et Didier ;
à la forge : Louys et Schorpp ;
à l’atelier mécanique : Bigueney, Donjon, Dormoy, Fourtot, Grosjean, Guilly, Hentzy et Wilhelm.
A côté de ces équipes, Henry agissait aussi avec Simon (dit Claude), Maetz (dit Taupin), Vanderstraten (dit Lapile) et Jean Hauger (dit Macout), qui était chef de corps franc.

Londres demandait toujours avec insistance un sabotage afin de ralentir réellement la production.
Le 5, Orstein, Schorpp et Didier décident de faire sauter les compresseurs de la forge. Déguisés en électriciens, grimés avec fausse moustache, joues déformées par de l’ouate dans la bouche et lunettes, ils n’ont pas été reconnus par un garde qui pourtant les connaissait et était dans la confidence. Arrivés sur les lieux, un véritable électricien, M. Hoffbeck, est présent par hasard et propose de les aider. Ensemble, ils placent une charge sur chacune des douze machines. Hoffbeck, excité par l’aventure oubliait presque de remettre les clés à la sortie.
Un quart d’heure plus tard toutes les charges explosaient sauf une. La production, ne se faisant que sur un marteau-pilon, se retrouve à 20 % de la normale.

Ce petit groupe de Résistants, avec la complicité de la Direction, avait la Waffen SS, la milice, les faux ouvriers mouchards aux trousses, tout ce beau monde prêt à les vendre ou à les abattre. Malgré les risques, ils continuaient.

A l’emboutissage deux compresseurs sont sabotés. Le 19 novembre 1943, un compresseur auxiliaire est amené dans une enceinte grillagée et mis sous bonne garde. A 17h15, Ms. Schorpp et Didier grimés et défigurés se présentent au garde avec une bâche, soit disant « moyen de protection contre les attentats ». En posant la bâche, l’un d’entre eux pose une charge magnétique amorcée. Ms. Orstein et Lucas surveillent, bien armés, prêts à agir en cas de besoin. En sortant, ils ordonnent au garde de ne pas oublier de sortir la bâche avant la reprise du travail le lendemain. Une demi-heure après, dans l’usine vide, le compresseur et sa « protection » volent en éclats.

Le 20 novembre 1943, Ms. Lucas, Schorpp et Orstein, après un croisement avec la Feldgendarmerie lors de leur regroupement, font le mur pour faire sauter les bennes à sable de la fonderie. Ce travail se fait à huit mètres de haut et leur prend près d’une heure. Maintenant il reste dix minutes pour sortir de l’usine. « Enfin, nous voici derrière le mur et, presque immédiatement, une violente explosion nous remplit de joie » (toute cette opération est décrite dans le bulletin intérieur Peugeot du 15 novembre 1945).
Pour remplacer le travail des bennes, les ouvriers utilisent la brouette et le chargement à la pelle, le rendement s’en trouve fortement réduit…

Pour le sabotage de l’outil de travail, la petite troupe s’en occupe comme il faut mais dans les ouvriers des ateliers, beaucoup d’entre eux s’arrangent pour que les pièces fournies soit défectueuses afin de préparer d’autres pannes une fois le matériel en place.

Continuer malgré le danger

Dans le pays de Montbéliard, depuis le 27 octobre 1943, suite certainement à une trahison, les Allemands avaient démantelé le groupe de Résistants. Ce sont environ 80 patriotes qui payaient leur dévouement. Suite à cette rafle, il y eut l’épisode Henry qui, ayant failli être arrêté, s’était battu avec l’Allemand. Blessé par balle dans la bagarre, il dut être transporté en Suisse pour y être soigné, accompagné par Lucas qui devait acheminer des renseignements. Pour le pays de Montbéliard, c’est le lieutenant Joly (dit Valentin) qui prend le commandement du secteur. C’était un ancien officier de cavalerie.

A son retour, le 30 novembre, Lucas, avec un stock de tabac, se fait prendre par la patrouille. Ecroué à Belfort, jugé à Dijon pour contrebande mais suspecté vaguement de sabotage, il n’eut son salut qu’au fait que les copains ont continué les sabotages dans l’usine.

Le 9 décembre 1943, le sabotage organisé par Ortstein et Shorpp bloque la fabrication de pièces pour les fausses ambulances et réduit la fabrication de patins de char à un plus de 150 pièces à la place de 250. Le lendemain, un chargement de pièces arrivant d’Allemagne est renversé dans le canal. Le 18 janvier 1944, une soudeuse très spéciale explose, il était prévu d’y souder des tôles venant d’Allemagne. Le 8 février 1944, miné au nez et à la barbe de la sentinelle, un moteur de 280 CV qui arrivait pour remettre un compresseur en route saute avant d’avoir servi. Une cuve de décapage, spécialement fournie par l’Allemagne, explose aussi avant d’être mise en place.

Londres attendait toujours un résultat suffisant pour écarter un second bombardement, il voulait surtout ne pas voir à Sochaux des productions pour l’aviation. Le 9 mars 1944, Londres demande de détruire le gros transformateur de « MARIE » (Nom de code de l’usine Peugeot de Sochaux). Le 13 mars 1944, grâce à la complicité des équipes de l’usine et celle de « Valentin », le travail fût exécuté. L’usine ne s’arrêtera que cinq jours.

Pour la Résistance interne à l’usine, rien n’était simple. Comme il est écrit plus haut, Londres voulait un résultat tangible pour ne pas relancer un bombardement sévère. Les Allemands, eux, menaçaient de fermer l’usine et d’évacuer sur l’Allemagne les machines et les ouvriers. De plus, la surveillance était renforcée à chaque fois ou presque, qu’il y avait « sabotage », il fallait donc être de plus en plus prudent et méthodique. Pour Londres, cela s‘arrangea lorsqu’un dossier technique (transmis par les saboteurs) prouvait qu’une fabrication pour l’aviation ne pourrait commencer avant plusieurs mois.

Eviter la répression allemande

Au printemps 1944, Meurer, le directeur allemand de l’usine, accuse de complicité avec les saboteurs une grande partie des directeurs français. En mars, sept seront arrêtés et déportés. Pierre Sire réussira à s’échapper. Le 29 mars, Ms Jean Pierre Peugeot et Vincent vont tenter de les faire libérer. Pour cela, ils se rendent à Dijon au bureau régional de la Gestapo. Hulf, chef de la Gestapo pour l’Est de la France, accuse Jean Pierre Peugeot de « faire de l’œil aux forces occultes », voudrait savoir où se cache Pierre Sire, lui signale qu’il est en liberté surveillée et que, dès son retour, il doit stigmatiser le sabotage. Il s’exécutera en s’arrangeant pour que personne n’ignore qu’il parlait sous la pression des Allemands.

En avril 1944, les Allemands après l’avoir condamné pour contrebande et mis quelques mois en prison ramène Lucas à Sochaux. Ils l’enferment à l’hôtel Peugeot pour essayer de le confondre pour sabotage. Au cours d’une alerte, il s’enfuit pieds nus par une fenêtre et gagne la Suisse. Gestapo et Waffen SS se retournent vers celui qui parait être le meilleur ami de Lucas : Ortstein. Arrêté, interrogé, il défend son innocence et leur promet, s’il est libéré, de faire l’impossible pour trouver les saboteurs. Le lieutenant Paul Malviaux des Waffen SS donne un avis favorable et la Gestapo donne son accord. Orstein est relaché quelques jours plus tard.

Aussitôt relâché, il prend contact avec le lieutenant Joly pour le renseigner sur ce qu’il lui arrive. Avec quelques autres Résistants, ils organisent son enlèvement dans un café de la place de la poste. Un groupe de « terroristes », le qualifiant de traître et de vendu, le maîtrisent, le bâillonnent et rudoient notre homme, l’embarquent en voiture et démarre en trombe… Tous les autres clients sont persuadés qu’il sera vite un homme mort. Une heure plus tard, il est à l’abri chez un autre Résistant à Le Vernoy (Haute Saône), première commune à la limite du Doubs.
C’était bien joué, même les Allemands sont convaincus qu’il avait été liquidé.

Les trois amis Ortstein, Lucas et Schorpp sont séparés par la force des choses. Ils se retrouveront quelques mois plus tard, hors de l’usine, toujours pour se battre contre l’occupant. Au Lomont, ils seront 3000 pour que le drapeau tricolore flotte en premier sur ce petit morceau de Franche-Comté.

Voir en ligne : Témoignages du bombardement (sur le site ’Mémoire vivante de Sochaux’)