L’horloge comtoise

, par  Jean-Louis

Tic … Tac … Tic … Tac … Tic … Tac … L’horloge comtoise de la chambre à coucher battait de son rythme lent les dernières heures de la vie du Père Émile. Tic … Tac … Tic … Tac … Le souffle rauque du doyen d’âge de Franche Comté s’accordait avec les quelques secondes qui séparait chaque passage du balancier à la verticale. Tic … Tac … Ses lèvres asséchées remuaient comme s’il voulait dire quelque secret, à moins que ce ne fusse sa dernière prière. La garde-malade lui humecta la bouche avec un brumisateur, mais le centenaire resta muet. Tic … Tac … Tic … Tac … Tic … Tac …

Émile Robert avait, sa vie durant, été le maréchal-ferrant et forgeron du Touillon et Loutelet, petit village niché au pied du Mont d’or. Il ne manquait pas de travail quand chaque paysan avait un ou deux chevaux comtois pour les semailles ou le débardage en forêt. Il forgeait aussi bien des socs de charrue que des chaînes en acier. Après la guerre, il n’eut pas de mal à se reconvertir dans les travaux de serrurerie et de fer forgé avec le développement immobilier lié à l’apparition des sports d’hiver. N’ayant pas trouvé de successeur, il poursuivit son activité au ralenti tout en allant donner des coups de main à la fonderie de cloches voisine de Labergement-Sainte-Marie. Comme dit le proverbe comtois, Émile fut l’homme aux « douze métiers, treize misères » qui travailla toute sa vie et, à cent ans passés, il lui arrivait encore de façonner des petites pièces métalliques ou de sculpter des panneaux de bois pour son voisin et ami Christophe Bernardin, le dernier et seul réparateur d’horloges comtoises anciennes pour lesquelles il s’était, lui aussi, pris de passion. C’est lui qui avait conçu, bricolé et finalement construit l’horloge de sa chambre avec des matériaux de récupération que son ami lui avait cédés.

Parmi les douze métiers d’Émile, il en est un dont il ne parlait jamais, son jardin secret en quelque sorte ! Il avait été, à plusieurs reprises, contrebandier. Mais impossible de savoir ce qu’il avait transporté ou fait passer. Les bruits les plus fous courraient à son sujet, qu’il dormait sur un matelas rempli de billets de banque, que des lingots d’or avaient pris la place de briques dans sa cave ou qu’il avait dissimulé des diamants dans le manche de ses outils. Inutile de préciser que toutes ses élucubrations étaient sans fondements, car les deux héritiers présomptifs qu’étaient ses petits neveux, avaient profité de l’état de santé d’Émile, pour fouiller la maison en vain. A part quelques emprunts russes, une dizaine de vieux billets de banque suisses démonétisés et sa croix de guerre d’ancien combattant, le vieux semblait n’avoir pour toute fortune que son livret d’épargne de la Poste qu’il cachait dans l’horloge.

Tic … Tac … Tic … Tac … Cinq coups de sonnerie tintèrent à l’étonnement de la garde-malade qui avait déjà 17h20 à sa montre. Depuis trois jours que le vieux était alité, personne n’avait pensé à remettre l’horloge à l’heure. Tic … Tac … Tic … Tac … Cinq nouveaux coups sonnèrent la répétition de l’heure. Émile agonisait en silence. Tic … Tac … Tic … … L’horloge s’arrêta quand ses poids touchèrent le sol. Le cadran émaillé de 1848 indiquait 17h19 et Émile ne respirait plus. Le silence réveilla la garde-malade qui s’était assoupie sur sa chaise. Elle ferma les yeux du défunt, mit son manteau et partit en prévenant le voisin de la mort du vieux. Les petits-neveux rappliquèrent et entreprirent une fouille en règle du lit et de la chambre. Le livret d’épargne contenait à peine de quoi payer l’enterrement. Un coup de lime sur le soleil du balancier leur confirma qu’il était en cuivre et le matelas ne contenait que de la paille. Ils vendirent à un brocanteur tous les outils du vieux et cédèrent l’horloge au voisin qui voulut bien l’acheter en souvenir de son amitié. La vieille maison, en piteux état, fut rachetée par la mairie qui y installa l’office du tourisme et y logea le cantonnier.

Quatre ans plus tard, en remettant de l’ordre dans une remise, Christophe Bernardin retrouva avec émotion cette horloge qu’avait construite Émile sur ses vieux jours. Faite de bric et de broc, sans style et quelque peu disproportionnée, elle avait peu de chance d’être achetée mais le mécanisme avait l’air en bon état malgré son âge respectable. Il cala le buffet, remonta les poids et relança le balancier. Tic … Tac … Tic … Tac … L’horloge redémarra sans problème mais l’homme de l’art détecta immédiatement le défaut de réglage : la différence de bruit selon que le balancier va à droite ou à gauche, la lenteur excessive de l’horloge alors que les vis de réglage étaient toutes en position rapide, les poids bien trop lourds étaient autant d’éléments anormaux qui indiquèrent au spécialiste où il devait chercher. Il démonta le balancier, ouvrit le soleil de cuivre qui l’ornait et découvrit à l’intérieur, une énorme lentille de métal fondu enveloppée dans du papier de soie : de l’or ! Les cloches des sonneries comme les aiguilles étaient aussi en or, les deux poids étaient en or recouvert d’une couche d’étain et le cadran émaillé était fixé sur un disque en or ! Au total, trente deux kilos d’or de contrebande qui sont aujourd’hui exposés dans son musée de l’horloge comtoise dans une vitrine protégée à côté de l’horloge d’Émile qui ronronne d’un bruit régulier et moqueur : Tic … Tic … Tic … Tic … Tic … Tic …