La guerre des vaches

, par  Jean-Louis

Dans la salle des mariages de la mairie des Fins, tout le monde semblait triste, alors que le temps de ce samedi d’octobre était lumineux à l’égal du bonheur de la mariée. Celle-ci passait de groupe en groupe au milieu des embrassades et des sourires mais après son passage, les femmes se taisaient et le ton des hommes redevenait grave. Pourtant que cette jolie Clémence, descendante de Joseph « le pape » de la famille Mamet, épouse son beau Vincent, dynamique Président de l’AJEM (l’Association des jeunes éleveurs de montbéliardes) avait de quoi réjouir le cœur de toute une région qui bat au rythme de celui de ses vaches laitières. C’est l’union de la tradition et de la modernité, le mariage de qualité et de l’innovation, l’alliance du charme et du courage. Bref une assurance que la race montbéliarde aura de solides défenseurs devant la concurrence d’autres races plus où moins trafiquées.

Au cours du mariage civil, le maire, lyrique à souhait, s’était lancé dans un inhabituel épithalame qu’il concoctait en secret depuis des semaines. Cela avait débuté par :

J’errais un jour du côté de Villers

Et m’égarant vers un bord solitaire,

Je trouve un troupeau de bovins au pré

Dont le barbelé de fleurs décoré

Laisse entrevoir cent fontaines d’eau pure

Et cent bosquets plantés par la nature ;

J’allais entrer lorsque l’arc à la main

Un jeune Amour me ferme le chemin ;

Halte, dit-il, halte-là, qui t’amène ?

Jamais passant ici ne se promène ;

Que cherches-tu ? Sais-tu que ce séjour

Est réservé au véritable Amour

Que mérite et qu’attend la belle Clémence

Dont la beauté égale l’intelligence…

Surpris, les jeunes mariés écoutent poliment devant une assemblée qui glisse progressivement de l’étonnement discret à l’hilarité la plus complète. Les ’’honorés du jour’’ se demandent ce qu’ils ont fait pour mériter ça et masquent un soupir de soulagement quand, 224 vers plus loin, le maire rougeaud et essoufflé conclut son interminable tirade :

Ô vous cœurs purs, pleins de feux immortels

Qui de l’Amour desservez les autels,

Vous qui portez d’éclatantes lumières

Je recommande à vos saintes prières

Ces tout jeunes époux ; que Cupidon

Leur distribue en cadeau tous ses dons.

Amants parfaits que Venus a unis

Que bien vite oisillons viennent au nid !

Sur le chemin de l’église, les commentaires vont bon train mais entre les potins du village, le discours du maire, les questions sur le marié, le prix du lait et l’ouverture de la chasse, il est difficile à une oreille non avertie de suivre une conversation. Julien Rigot, journaliste stagiaire dépêché sur l’évènement va de groupe en groupe et saisit au bond quelques répliques terrifiantes : « … un véritable assassinat », « Lisette, une balle entre les deux yeux », « et la Framboise, ils s’y sont mis à trois », « Oui, ils les ont toutes exécutées », « ça rappelle de bien sombres jours ». Un massacre, où ça ? Quand ça ? S’inquiète Julien. On lui dit de voir Oscar, le suisse à la grosse moustache blanche. Lui, il y était et comme il est de stricte obédience calviniste, il n’ira sûrement pas à la messe de mariage. On présente les deux hommes qui se serrent la main et soulagé d’apprendre qu’il s’agit de vaches, le journaliste invite son interlocuteur à prendre place au bistrot.

Après avoir commandé un Fernet-Branca menthe, le moustachu brocarde son jeune interlocuteur : « Alors on vous envoie faire un reportage sans biscuit ? Savez-vous où vous êtes et qui sont venus ? ».
Il est juste venu faire une photo du jeune couple et l’interview du père de la mariée.
« Et vous savez au moins ce qu’est une montbéliarde ? »
« Euh oui. Une saucisse et aussi une vache… de la région de Montbéliard » ajoute tout fier le pauvre Julien.
« Ah, oui ? Elles paissent peut être entre les peugeots, ces petits chevaux locaux, et même des chevaux vapeur ! »
Devant l’hilarité générale, le journaliste la joue modeste : « C’est justement parce que je n’y connais rien, qu’on m’a envoyé vers vous qui en êtes le meilleur connaisseur ».
_ « Ah bon, mêmes les papistes le reconnaissent enfin ».
_ C’est fou ce que la flatterie peut changer un homme et voilà Oscar tout sucre avec le jeune Rigot.

« Savez-vous, jeune homme, que vous êtes ici dans la Mecque de la vache montbéliarde et qu’ici sont réunis, à l’occasion de ce mariage, tout le gratin du Heard book de cette race bovine d’exception ? »
Et le journaliste apprend comment des paysans suisses de l’Oberland bernois chassés de leur terres parce qu’ils sont de religion mennonite trouvent refuge dans la principauté de Montbéliard avec leurs troupeaux composés d’une variété de Simmental suisse qu’ils vont croiser avec des races locales plus rustiques pour obtenir successivement la Comtoise, la Tourache, la Franco-suisse, l’Alsacienne pour aboutir à la fin du XIXème siècle à l’identification d’une race dite Montbéliarde. « Malgré des pressions terribles, ces cabochards de comtois ont refusé mordicus de fusionner avec sa cousine, la Simmental française, beaucoup plus répandue. Et contre toute logique, ils ont eu raison. Par une politique de sélection ils en ont fait une laitière de premier choix tant en quantité qu’en qualité fromagère. Cette vache produit près de 10.000 litres de lait par lactation, notre Simmental suisse se contente de 6.000 à 7.000 litres. » Et Oscar déroule tout une série d’avantages de la Montbéliarde : sa rusticité alimentaire, sa résistance aux maladies, la qualité bouchère de ses veaux comme des vaches de remise, bref des avantages compétitifs qui mettent en péril les élevages du Jura suisse. « Songez que les normes AOC des fromages français comme le comté bien sûr, mais aussi le morbier, l’abondance ou le bleu de Gex exigent des laits de la qualité de celui des montbéliardes qui est supérieure aux normes suisses ! »

La messe de mariage ayant l’air de durer, Julien offre une deuxième tournée bien nécessaire au gosier desséché d’Oscar. « Au nom de la protection de la faune helvétique, l’importation de vache vivante est interdite. On a bien parlé d’accouplements clandestins et nocturnes au sommet de l’Herba ou du Suchet, mais c’est de la poésie et il y a eu certainement plus de filles engrossées que de vaches fécondées. Nos fermiers suisses ont bien sûr eu recours à la fécondation artificielle de leurs génisses avec du sperme de taureaux de montbéliarde importé clandestinement par un réseau de contrebande très organisé, mais c’est cher, ça ne réussit pas toujours et l’amélioration est très lente. De toute façon les bêtes obtenues ne seront jamais des montbéliardes. De gré ou de force, il faudra bien que nos éleveurs suisses puissent se procurer des vaches de race comme n’importe quel paysan français ou américain. On a bien quelques alliés du côté politique comme le Conseiller d’Etat du canton de Neuchâtel, Pierre Hirschy lui-même ancien éleveur et agriculteur, mais ça ne suffit pas à retourner l’opinion. Aussi avons- nous conçu et lancé l’opération-choc « Tempête sur l’estive » cette semaine. »

Le lundi précédent, vers 13h00, à l’heure où les douaniers somnolent, des camions se positionnent dans le dernier virage avant le poste de douane de Jougne. Dans le même temps, côté Suisse, autour du rond point qui sépare les routes d’Orbe et de Vallorbe, une dizaine de camionnettes s’apprêtent à fermer le carrefour. Un grand silence règne des deux côtés mais les hommes sont tendus. Dans les camions, une trentaine de génisses montbéliardes choisies scrupuleusement parmi les meilleurs élevages ruminent le foin mis à leur disposition. A 13h34 précises, un double coup de sifflet retentit côté France auquel répond un même signal côté Suisse. Les camionnettes bloquent le passage et les hommes sont en place, armés de cordes et de bâtons. En haut, les vaches sortent des camions et suivent la pente naturelle de la route. Pour accélérer le mouvement, les hommes lancent des pétards dans les jambes des bovins qui paniquent et dévalent la route à toute allure. Le douanier français reste prudemment dans sa cahute mais les deux gardes suisses baissent la barrière que le troupeau fait voler en éclats. L’un des douaniers est projeté à terre, heureusement sans gravité, l’autre part en courant jusqu’à la station service où il est applaudi dans l’hilarité générale.

Les vaches ralentissent et s’arrêtent devant les camionnettes. Facilement identifiables par l’étiquette métallique agrafée à leur oreille, les bêtes sont rapidement embarquées par leurs nouveaux propriétaires. Quelques photos et quelques poignées de mains plus tard, chacun repart de son côté et à 13h45, l’endroit a retrouvé son calme habituel. Les génisses arrivent à destination dans les deux heures qui suivent, ovationnées comme des stars. Les deux premières livrées débarquent à la ferme du Suchet au milieu d’une cinquantaine d’enfants en excursion scolaire. Aglaé et Mélusine, c’est leur nom, sont décorées de fleurs, caressées et nourries d’herbes fraîches cueillies par les jeunes écoliers.

Mais moins de deux heures plus tard, alors que les enfants terminent leur goûter avant de redescendre, c’est le drame. Une voiture de gendarmerie suivie de deux véhicules de l’armée suisse arrivent sur place et en sortent une demie douzaine de soldats en armes. Après quelques échanges un peu vifs avec la fermière, les deux génisses sont abattues au milieu des cris et des hurlements des enfants en larmes. Harcelés de questions, filmés, hués et invectivés, les soldats ont bien du mal à conserver leur dignité jusqu’à l’arrivée de l’équarrisseur qui vient ramasser les carcasses. Les vingt huit autres vachettes subirent le même sort dans les jours qui suivirent.

« Voilà, dit Oscar, ce qui c’est passé cette semaine et nous avons appris ce matin que Framboise et Lisette, les deux dernières génisses abattues hier soir, étaient issues de l’élevage du père de la mariée. Vous comprendrez qu’une profonde émotion et une certaine tristesse soient perceptibles ce matin dans ce village des Fins. »
« Et en Suisse, comment réagit ‘on ? »
« Dans les cinq cantons concernés, Vaud, Neuchâtel, Fribourg, Soleure et le Jura, on parle beaucoup de la levée de l’interdiction qui frappe cette vache dont les gènes primitifs sont helvétiques, mais dans le reste de la Suisse, c’est les méthodes d’intervention de l’armée qui sont au cœur du débat et les pleurs des gamins du Suchet qui passent en boucle sur les télés feront peut-être plus pour la montbéliarde que les discussions bruxelloises. Voilà, jeune homme, vous l’avez votre article avec en légende de votre photo : La mariée pleure Framboise et Lisette ! Pas mal, non ? » dit Oscar en donnant une grande claque dans le dos de Julien Rigot.

Il faudra encore beaucoup d’articles, plusieurs votations et quelques années pour que la Montbéliarde prenne sa place dans les prairies suisses. Elle y règne aujourd’hui en princesse des prés incontestée.