Le fusil oublié
A l’été 1944, les maquis du Haut Doubs qui avaient payé un lourd tribut à l’ennemi, recrutaient massivement parmi toutes les générations et tous les milieux sociaux. Malheureusement, il y avait peu d’armes disponibles et seules les recrues entre vingt et trente ans s’en voyaient fournir une. Les anciens devaient se procurer une arme par eux-mêmes ou se contenter de leur fusil de chasse. Dans ce cas, il était évident qu’ils ne pouvaient être affectés dans les unités combattantes et on se contentait de leur confier la garde des camps ou la surveillance des dépôts de ravitaillement. P’tit Claude, dit Loup Gris, contrebandier de son état, l’avait un peu saumâtre. Il avait plusieurs fois passé en fraude des armes de guerre, sans jamais en garder une pour lui. Les chefs de la Résistance lui savaient gré de ravitailler leurs maquis mais de là à l’intégrer dans un groupe, il y avait un pas qu’ils ne voulaient franchir. Certes, malgré son âge, il semblait solide et courageux, mais il travaillait dans l’illégalité et pouvait nuire à la réputation de leur groupe au moment où se dessinaient des enjeux politiques majeurs.
Au campement où il était ce soir-là, chacun racontait ses exploits passés, ou ceux d’autres quand on n’en avait pas. P’tit Claude écoutait d’une oreille distraite les vantardises de certains ou les appréciations des autres et commençait à s’assoupir quand il entendit Franz raconter avec son inimitable accent alsacien, une histoire d’aviateurs anglais passant en Suisse grâce à un loup, un Grauwolf, qui avait mis la panique chez les allemands pourtant bien plus nombreux. Personne ne voulait croire à son histoire. Il n’y avait plus de loup en Franche-Comté depuis près d’un siècle et les aviateurs anglais allaient plutôt vers la Manche pour se faire récupérer de nuit sur les plages. Tous charriaient le brave Franz et son Grauwolf. Dans son demi-sommeil, P’tit Claude réalisa soudain que Grauwolf en alsacien, c’est loup gris en français ! Tout à fait réveillé, il se rapprocha de Franz qui bafouillait dans ses explications. Plus le malheureux donnait de détails, moins il était cru. P’tit Claude l’interrompit :
– Comment as-tu appris ces détails ?
– J’y étais !
– Parmi les soldats allemands ?
– Oui
Un silence glacial s’installa, tous étaient stupéfaits et guettaient ses réponses et l’interrogatoire se poursuivit.
– Vingt jours plus tôt, alors que je n’avais pas encore 17 ans (il s’en fallait de trois jours), ils sont venus me chercher alors que je rentrais du lycée. Ma mère en larmes protestait qu’ils n’avaient pas le droit, que son père était mort à la guerre en 1917 sous l’uniforme allemand, qu’elle avait vu son mari, mon père, grand invalide de guerre mourir de ses blessures en 1934, perdu ses deux premiers fils tués dans cette guerre, l’un comme français en juin 1940 à Orchies, l’autre comme allemand en décembre 1942 à Stalingrad. Rien n’y fit. Ils m’embarquèrent de force, sans même me laisser embrasser ma petite sœur qui rentrait de l’école.
– Tu étais dans la Wehrmacht ?
– Oui, mais j’étais un malgré nous.
Il s’interrompit, les larmes aux yeux, sortit son mouchoir et baissa la tête. Les sentiments de l’assemblée étaient partagés. Entre ceux qui le plaignaient et ceux qui en faisaient un traitre potentiel, le spectre des opinions était large. P’tit Claude trancha :
– Tu es des nôtres aujourd’hui, comme tu l’as toujours été, ne craint rien. dit-il en fixant son regard noir sur ceux qui auraient voulu le contredire. Continue, que t’est-il arrivé ?
– Ils m’ont enrôlé de force, déchiré mes papiers, changé mon prénom François en Frantz, obligé chaque jour à réciter par cœur deux pages de Mein Kampf, fouetté jusqu’au sang si je parlais français.
– Venons-en à la patrouille qui devait récupérer les anglais.
– C’était ma première sortie et on m’avait remis un fusil pour l’occasion. Nous devions garder les deux aviateurs et leur passeur jusqu’à ce que la Waffen SS vienne les récupérer. C’est le lendemain matin qu’il y a eu l’attaque de ce loup.
– Tu l’as donc vu ? Pourrais-tu dire ce que ce tu as vu de tes yeux ?
– En partie seulement. Il a surgi dans notre dos et nous a fait tomber lourdement sur le sol gelé. J’ai surtout entendu des cris, des aboiements et même des rires. Quand je me suis relevé, le loup avait disparu mais mon fusil aussi.
– L’as-tu retrouvé ?
– Non et ça m’a causé des ennuis. On l’a d’abord cherché là où j’étais tombé mais rien. Le soir, on m’a mis aux arrêts. Je craignais le pire. Le lendemain, je suis remonté pour la recherche de la dernière chance avec dix autres soldats.
– Et alors ?
– Après trois heures de recherche compliquée par la chute de neige de la nuit, j’avais la certitude que mon sort était réglé. En élargissant nos recherches, nous nous étions rapprochés à une soixantaine de mètres de la frontière, marquée par un rouleau de fil de fer barbelé. Il était midi, les deux gardes suisses déjeunaient dans leur cabane et les allemands se dirigeaient vers l’abri où étaient stockées leurs rations. Je réalise que j’étais le dernier de la file, je m’immobilise mais personne ne s’en aperçoit ; alors, je laisse tomber ma trop lourde parka et fais demi-tour. Je repars vers la frontière puis je me mets à courir lorsque le sous-officier allemand me hurle de stopper. J’entends un coup de feu au moment où je saute par-dessus les barbelés et arrive devant les deux suisses en criant « Je suis français ! Ich bin französisch ! » Je m’écroule derrière la cabane en pleurant, je suis en Suisse ! Il y aura ensuite de longs palabres entre l’oberfeldwebel qui voulait me récupérer et les gardes suisses qui s’appuyaient sur leur petit fascicule résumant les consignes à respecter dans ma situation. J’étais sous la protection de la Confédération helvétique et ils n’en démordirent pas.
– Tu as été interné combien de temps ?
– Presque deux ans, puis j’ai été remis aux français et suis rentré dans la Résistance, il y a 8 mois.
– Dernière question : le Grauwolf était-il seul quand il a attaqué ?
– Peut-être pas. Quand j’étais à terre, j’ai vu un petit homme qui nous observait mais que je ne l’ai plus vu une fois debout.
– Je sais où est ton fusil.
Le lendemain matin, P’tit Claude alla trouver le chef de camp pour lui expliquer qu’il savait comment récupérer un fusil à… 30km de là ! Mais comme il y avait en attente à Yverdon quatre colis contenant des fusils, P’tit Claude fut chargé de ramener le tout et choisit de partir avec François, l’alsacien. Ils partirent dans l’heure pour un petit périple de 120km. Ils parlèrent peu, mangèrent de même mais marchèrent vite. Ils arrivèrent à la clairière du loup au petit matin et retrouvèrent facilement le lieu d’où avait surgi l’animal. P’tit Claude demanda à François de se poster face à la frontière suisse et de ne pas se retourner. Ne jamais dévoiler ses caches est un des principes de base que se doit de respecter tout bon contrebandier. Il en va souvent de leur vie.
P’tit Claude n’eut aucun mal à retrouver l’arbre creux, à écarter soigneusement l’écorce qui dissimule la longue fente de l’arbre. Il a une légère appréhension au moment de plonger la main dans la cavité « Et si le fusil avait été retrouvé ? » Mais non, il sent le métal froid aux bouts de ses doigts. Il sort l’arme avec précaution et constate qu’elle semble en parfait état. Arrivé à hauteur de François, il lui passe le fusil et lui dit de vérifier s’il est utilisable. Le numéro matricule est le bon et le Mauser, modèle Karabiner 98K, est tel qu’il l’avait perdu. La culasse comme les autres pièces métalliques, parfaitement graissées, n’ont pas pris un seul point de rouille. Seul le bois de la crosse a perdu de son vernis. Ce fusil qui n’a jamais été utilisé est en parfait état de marche. Heureux de ce premier succès, les deux hommes passent en Suisse sans problème, il n’y a personne : les allemands attaqués sur plusieurs fronts ont d’autres chats à fouetter, et puis qui oserait franchir la frontière à 4h30 du matin, je vous le demande ! Même en temps de guerre, les fonctionnaires restent des fonctionnaires…
Se déplacer de jour est toujours compliqué pour un contrebandier qui cherche avant tout à ne pas se faire remarquer. Quand vous formez une paire disparate avec un grand balèze blond et jeune d’une part et un petit maigrichon chauve et vieux d’autre part, ça devient improbable. Mais rajoutez une arme de guerre dans la main de l’un d’eux, vous êtes certain d’être arrêté avant le prochain patelin. Après trois alertes, les deux hommes se cachèrent jusqu’à la nuit. Arrivés à Yverdon, ils trouvèrent les quatre paquets qui leur étaient destinés, ficelèrent le Mauser entre deux paquets et repartirent la nuit suivante. La contrebande est un métier difficile et P’tit Claude acquit la conviction que c’est d’abord un art solitaire.
Leur arrivée au camp de base fut saluée comme il se doit. Le chef du camp se força à prononcer un petit discours et la douzaine d’hommes qui devaient être armés, s’avança et se mis au garde-à-vous ! Le Mauser fut remis au plus ancien qui posa une question simpliste : « Vous avez des munitions allemandes ? Parce que sans cartouches de 7,92 il ne va pas me servir beaucoup ! » Évidemment non, mais le chef affirma qu’on en trouverait sur les prochains prisonniers allemands. Certes, ils n’en avaient jamais fait mais ça viendrait bien un jour. On passa vite à l’ouverture des quatre colis prometteurs. Un grand silence se fit quand les quatre hommes chargés de l’ouverture brandirent les nouvelles armes… des cannes à pêche au lancer ! Stupeur ! « Vous comptez nous faire attraper des gros poissons ! » s’exclame l’ancien. Hilarité générale ! « Décidément je ne suis pas fait pour la contrebande d’armes » dit P’tit Claude tout chagriné. Des années plus tard, il ne pouvait raconter cette histoire sans pleurer de rire avant la fin.