Conte de Noël : le Molière

, par  Jean-Louis

Négus, on l’appelait Négus et personne ne l’appelait autrement. Avait-il eu un jour un nom ou un prénom, on en doutait. D’où venait-il, pourquoi était-il là ? Personne n’avait de réponse. Son teint grisâtre et sa barbe hirsute le faisait, de loin, vaguement ressembler à Hailé Sélassié mais le seul clochard de la ville était surtout devenu une légende autant qu’un épouvantail. Sa crasse permanente et son abominable odeur, perceptible à dix mètres de lui, avaient de quoi faire fuir les dames patronnesses les plus aguerries ou les bonnes sœurs les plus indulgentes. Sa pestilence et ses imprécations impressionnaient les âmes sensibles et son regard noir et perçant en faisait le Père Fouettard idéal pour effrayer les enfants. Combien de fois n’a t’on pas entendu « Mange ta soupe où j’appelle le Négus » ou encore « Si tu n’es pas gentil avec ta sœur, le Négus viendra la nuit te manger les doigts de pied » et bien sûr l’inévitable « Si tu ne travailles pas bien à l’école, tu finiras comme le Négus ».
Quand on le croisait dans la rue, les femmes se pinçaient le nez, les bourgeois changeaient de trottoir, les commerçants le chassaient et les enfants lui lançaient des pierres. Quant aux étudiants, nombreux dans cette ville, ils le brocardaient en chansons égrillardes comme « Le père Négus avait trois puces … », quand ils ne lui jouaient pas des tours plus pendables comme l’arroser d’eau bénite ou le jeter tout habillé dans une fontaine. Le Négus hurlait mais ne leur en voulait pas car ils étaient bien souvent les seuls à lui refiler un sandwich, une clope ou une bière. Mais en ces vacances de fin d’année, les jeunes étaient au ski ou dans leurs familles et le Négus se sentait abandonné. De plus, en cette période, les associations de charité quêtaient sur la voie publique et bénéficiaient de l’essentiel des dons, ce qui réduisait d’autant ses chances de récupérer quelques piécettes.

* * *

Cette nuit là, il faisait très froid. En cette veille de Noël, la bise avait paré de givre les moindres aspérités et les bâtiments semblaient en fête, décorés de guirlandes blanches. A la recherche de ces quelques degrés qui font parfois la différence entre la vie et la mort, le Négus avait dormi sur un carton déployé à même le sol à l’arrière d’une boulangerie. A cette heure matinale, c’est l’odeur du pain frais qui l’avait réveillé mais maintenant c’était la faim qui le tenaillait et les douleurs au ventre lui rappelaient qu’il n’avait quasiment rien mangé depuis trois jours. Il ne pouvait même plus tromper cette faim en buvant car sa dernière bouteille de rhum était vide, désespérément vide. Quelque chose le gênait dans l’oreille gauche et de ses doigts gourds, il en retire un papier enroulé qu’il déplie soigneusement et découvre un billet de banque, un billet rougeâtre qu’il n’a jamais vu : un Molière, un billet de 500 francs ! Qui lui a fait ce cadeau inimaginable ? Un ange facétieux ? Un noctambule en goguette ? Un fêtard repenti ?

Au fond qu’importe, le Négus se met à chanter, faux, abominablement faux, d’une voix de crécelle : « Les anges dans nos campagnes », « Petit Papa Noël », « Mon beau sapin, roi des forêts » et reçoit un sac poubelle sur la tête aux premières notes du « Minuit chrétien », ce qui interrompt brutalement son récital et sa carrière artistique par la même occasion. Il s’éloigne en hurlant la Carmagnole et se dirige en titubant vers le cellier Saint-Vincent, négoce de vins en gros, dont le patron est bien le seul dans la ville à accepter de lui vendre discrètement quelques bouteilles. Mais en arrivant devant l’entrepôt, le Négus connaît une cruelle désillusion car une affichette indique ’’Fermeture exceptionnelle pour inventaire. Réouverture le 28 décembre’’ et comptant sur ses doigts, il découvre qu’il lui faudra attendre au moins quatre jours, quatre longs jours d’hiver, avant de pouvoir espérer se réapprovisionner. Vous parlez d’un Noël ! En ruminant dans sa barbe, voilà notre homme qui rebrousse chemin vers la boulangerie, espérant qu’on voudra bien le servir.

Il y a peu de monde dans les rues en cette heure matinale et les rares clients ne s’attardent guère, mais quand la boulangère le voit arriver, elle appelle à l’aide les mitrons pour qu’ils lui interdisent l’entrée. Il a beau dire qu’il a froid, qu’il n’avait pas bu, qu’il peut payer en agitant son billet de 500 francs, rien n’y fait, on refuse de lui ouvrir la porte. Suzette, la jeune apprentie, prenant son courage à deux mains, propose de lui apporter sur le trottoir ce qu’il voulait acheter. « Faites, ma fille, mais surtout ne le laissez pas entrer » approuve à contrecœur la patronne. Le Négus veut une miche mais contemplant la vitrine, il ne résiste pas à la gourmandise et ajoute une brioche sans tête, un croissant, un baba au rhum, un pain aux raisins et enfin un, non deux éclairs au chocolat. A côté de lui, tenant son chien en laisse, un garçonnet dont la mère était en train de passer commande, l’observe ébahi. Le Négus l’interroge : « Tu aimes les chouquettes ? A ton âge, j’adorais les chouquettes, pas toi ? » L’enfant acquiesce timidement de la tête et quand Suzette apporte le tout, notre clochard lui donne son Molière en ajoutant « Donne moi aussi deux sachets de 100 grammes de chouquettes, un pour lui et un pour moi ». La jeune fille revient avec la monnaie et les chouquettes, précisant qu’elle ne les lui avait pas comptées. Le Négus lui en propose une qu’elle refuse poliment, avant d’en donner une au chien qui l’engloutit d’un coup. Au moment où l’enfant croque sa première chouquette, sa mère sort en furie, l’oblige à recracher et jette le sachet à terre au grand plaisir du chien. « C’est sale ! » dit-elle. « Et ton cul, il sent la rose ? » lui réplique l’homme, ce qui la fait fuir avec un air outragé.

Dans la boutique, chacun en rajoute pour complaire à la boulangère quand, tout à coup, celle-ci se met à hurler : « Suzette, ce billet est un faux. Vous avez accepté un faux billet. Voilà où mène votre sensiblerie. Je vous le rends, mais je vous retiendrai la somme sur votre salaire ! ». Et les mitrons d’en rajouter : « C’est vraiment une crêpe, cette Suzette ! » et les clientes de s’esclaffer devant cette fille éplorée, debout, seule au milieu du magasin, le faux billet à la main.
« Madame, c’est vous qui avez accepté le billet en rendant la monnaie ». Cette réplique venant du fonds de la salle fait l’effet d’une douche froide et chacun de retourner à ses occupations. La boulangère se lève et cherche des yeux d’où vient l’impertinence. « Et vous savez très bien que retenir cet argent sur le salaire est illégal » ajoute d’une voix forte et calme, un jeune homme assis au fond de la salle devant un chocolat chaud. La patronne reste bouche bée devant celui qu’elle reconnaît être Thierry, le fils du bijoutier de la place dite du 8 septembre mais que tout le monde continue d’appeler place Saint Pierre. Elle sait que ce garçon brillant poursuit ses études à Paris et qu’il est en passe de devenir avocat. Lentement, elle se rassoie, préférant ne pas entamer une polémique qu’elle pressent perdue d’avance. Comment se fait-il qu’il vienne tous les matins prendre ici son petit déjeuner quand il n’est pas à la capitale ?

Son interrogation ne dure pas quand elle le voit appeler Suzette pour payer sa boisson, ses deux sèches et sa tarte au goumeau. Le jeune homme a les yeux qui chavirent quand la fille s’approche, mais que lui dit-il ? Les clients pressés la ramènent à son travail et sa curiosité est remise à plus tard. « Merci, monsieur, de m’avoir défendue mais vous n’auriez pas dû, car la patronne va vous en vouloir » dit Suzette dont les mains continuent de froisser nerveusement le billet du litige. « Appelez-moi Thierry, s’il vous plait ! Mais ne vous en faites pas pour moi, je saurai vous défendre si vous en aviez besoin » répond l’avocat-stagiaire en sortant un petit paquet enrubanné de sa poche qu’il lui tend en lui souhaitant un joyeux Noël ! « Mais, monsieur Thierry, je ne peux accepter un cadeau d’un client » dit-elle en rougissant. « Alors je vous le vends, 500 francs ! Et vous avez juste la somme » réplique t’il en lui arrachant le faux Molière des mains puis, sans même attendre sa monnaie, il sort en riant, laissant la pauvre Suzette abasourdie et la boulangère stupéfaite.

Arrivé sur la place, le jeune homme salue le Négus qui se lèche consciencieusement les doigts recouverts de chocolat et aperçoit son ancien camarade d’école, Seppi, en train de relever le rideau de fer de la vitrine du traiteur-charcutier qu’est son père. Après échanges de nouvelles et de souvenirs, le jeune Seppi fait admirer l’étalage du réveillon, vantant ses créations notamment ses merveilleux aspics de foie gras aux figues. Il propose à son ami d’en prendre trois et de lui offrir le quatrième. Mais Thierry n’a plus un sou en poche si ce n’est le faux billet de 500 francs. Intrigué Seppi demande à le voir et propose l’échange des aspics contre le faux Molière. Un tel cadeau ne se refuse pas et Thierry rentre chez ses parents en imaginant la quatrième personne qui pourrait compléter leur tablée. A l’entrée de la Grand’rue, on entend la cloche de l’Armée du Salut qui a installé sa traditionnelle quête de Noël avec sa soupière où pièces de monnaie, billets et même chèques s’accumulent. La capitaine Rachel en uniforme interpelle les passants en citant des versets de la Bible. Elle vient de déclamer « Faites-vous des amis avec l’Argent trompeur » (Luc 16 v 9) que se dresse devant elle un homme en tablier avec un billet de 500 francs à la main qui lui demande s’il peut avoir un reçu fiscal auquel son don lui donne droit. Grâce à cet argent trompeur, Seppi repart souriant en contemplant le papier qui va le rembourser au-delà du coût des aspics.

Il neige, il neige à gros flocons, une neige qui tient bien sur ce sol gelé rapidement recouvert d’une couche de quelques centimètres. Les rues se vident, les bruits s’étouffent, quelques enfants font des glissades avant de lancer des boules de neige sur Négus qui digère, couché sur un banc. Suzette fait semblant d’observer la scène mais son esprit est ailleurs. Elle évite de penser à ce Thierry, se reproche ses émois de midinette et ses rêves secrets porteurs de désillusions. Elle brûle d’envie d’ouvrir le paquet qui est dans sa poche mais le redoute tout autant. Il neige de plus en plus et les rares voitures qui circulent roulent au pas. Suzette sursaute quand la boulangère l’interpelle pour qu’elle nettoie le trottoir. Elle s’y donne avec ardeur pour penser à autre chose et ne pas avoir froid. Une boule de neige perdue s’écrase dans son dos, elle se retourne et voit Monsieur Thierry tout sourire, une autre boule à la main. Il passe à côté d’elle, en lui murmurant « J’attends la réponse à ma question ! ». Sa question ? Mais quelle question ?

La neige s’est enfin arrêtée et les rues sont à peu près dégagées. Les clients font la queue devant les magasins et l’heure de midi approche. La cloche de l’Armée du Salut tinte inlassablement et les dons continuent d’affluer à tel point que par précaution, la capitaine Rachel envoie la sergente Magdalena déposer à la banque les chèques et les billets. Mais la jeune salutiste sort de l’agence bancaire toute essoufflée : on lui a refusé un billet qui serait faux et s’en émeut auprès de la boulangère à qui elle achète quelques sandwichs en guise de déjeuner. Et tous de s’interroger : « Est-ce le même que ce matin ? Est-ce une série ? Comment les reconnaître ? » Et comme le 1er billet venait du Négus, tous les soupçons se portent sur lui : « Comment pouvait-il avoir un billet d’une telle valeur ? C’est une taupe utilisée par les faux-monnayeurs ! Il en sait plus qu’il n’y parait ! » La boulangère s’empresse de vérifier sa caisse mais les deux autres Molières qu’elle possède semblent normaux et elle ne détecte pas d’anomalies de couleurs ou de forme. Deux clients se proposent de faire parler le Négus en lui amenant à manger et à boire. Un autre suggère de faire examiner le faux Molière par le marchand de timbres de collection, Monsieur Péquignot, un spécialiste qui vend aussi de vieux billets et dont la boutique est tout près, au début de la rue des Granges. On s’empresse d’aller le chercher et de l’installer dans la boulangerie où on lui sert le plat du jour : morteau, pommes de terre avec cancoillotte et salade. Il commence par manger en demandant à qui appartient le billet : ayant entendu les uns et les autres, Monsieur Péquignot décide que le Molière appartient bien à l’Armée du Salut mais que si ce billet vaut quelque chose, il appartiendra à l’Armée du Salut d’indemniser la boulangère dans la limite de sa perte. Cette position de sagesse est saluée comme il se doit et Monsieur Péquignot se voit offrir son repas. Doctement, il énonce son jugement : « Copie d’une série rare, l’ocre est trop foncé, le filigrane pas assez marqué, le papier trop fin et trop court d’un millimètre, faux de bonne qualité, le seul connu à ce jour. Je l’achète 1.000 Fr » Ovation dans la salle ! La salutiste et la boulangère se congratulent.

Suzette est loin de cette effervescence, trop occupée à servir les clients qui se bousculent. Elle se sent soudain épiée par la boulangère qui la coince dans la cuisine :
« Votre amoureux sait quelque chose puisque vous lui avez donné le faux billet ».
« Mais ce n’est pas mon amoureux »
« Vous êtes aveugle ma fille, ne vous a-t-il pas fait un cadeau ? Qu’attendez-vous pour l’ouvrir ? »
Fébrilement Suzette défait le ruban, ouvre l’écrin en tremblant et découvre une chaîne en argent avec un pendentif formé de deux cœurs entrelacés dont l’un est en brillants. « Mazette, quelle déclaration d’amour ! » s’exclame la boulangère qui d’autorité retourne le carton coincé dans le couvercle de l’écrin « Ma petite, c’est même une demande en mariage ! » Suzette tombe en larmes dans les bras de sa patronne quand elle lit les trois mots de la question : ’’Pour la vie ?’’

* * *

Épilogue : C’est le matin de Noël et je me lève avec un pressentiment. Je vais à la fenêtre qui donne sur le place Saint Pierre enneigée, l’Armée du Salut s’est installée devant la boulangerie et discute avec M. Péquignot, Le Négus chante à tue tête en trinquant avec Seppi, et sur un banc, deux amoureux, Thierry et Suzette, sont tendrement enlacés.
Je vais dans la penderie et plonge la main dans la poche gauche de mon manteau : le faux Molière de 500 Fr est toujours à sa place.