La Loue, joyau en perdition - Chapitre 4 Le pou de pierre

, par  Dinocras

Combien j’ai pu pester dans mes jeunes années contre quelques très rares pêcheurs, pratiquant pieds et mollets nus sur les radiers de la moyenne vallée dès les premiers jours chauds du mois de mai.
C’était, je me souviens, des gars de Salins, autrement dit pour nous génétiquement marqués par la « Guerre des boutons » : des étrangers, des envahisseurs !
Ils pratiquaient, en duo, leur art sans communiquer avec personne, s’éloignaient nonchalamment lorsque notre curiosité juvénile tentait un rapprochement, se contentaient d’un bonjour cordial mais distant quand on amorçait, de loin, une hypothétique conversation.

Il faut dire que ces deux individus capturaient des poissons, beaucoup plus, que la plupart d’entre nous qui fréquentions assidûment les rives de la Loue et prétendions en connaître les recoins et les secrets... Et que dire des poissons qu’ils prenaient : des ombres communs, magnifiques Salmonidae fréquentant les bancs de graviers en courants rapides, mets recherchés par nos mères et que nous estimions si difficiles à capturer.

Il faut dire qu’à cette époque, la pêche à la mouche sèche ou noyée ne s’adressait qu’à une rare élite halieutique innovante, dont nous ne pouvions, à nos âges, faire déjà partie.

Quelle tristesse voire agacement quand, convaincus de faire une belle prise, on s’apercevait en gagnant à bicyclette nos rives préférées que la gent salinoise était déjà sur les lieux !

Un jour pourtant, caché pour fumer une de mes premières cigarettes, hors de vue des riverains qui connaissaient mes parents, j’ai relevé un indice de la technique de nos « destructeurs salinois ». Arrivés avec une 4L immatriculée en 39, nos compères se sont engagés dans la rivière avec les pantalons relevés et une petite boîte à la main. Après avoir cheminé dans le lit avec un but vraisemblablement précis, ils commencèrent à soulever des pierres dans un courant particulier, avec des galets assez gros et un très fort courant. Ils récupéraient parfois quelque chose sous ces pierres, qu’ils déposaient dans leur boite et reposaient la pierre pour en prendre une autre... Le manège dura un bon quart d’heure, à l’issue duquel les lignes furent promptement montées et la pêche commença.
Une heure et 7 à 8 ombres plus tard, ils remontaient dans leur 4L avec leur butin sous mes yeux remplis de haine respectueuse pour ceux qui savaient, mieux que nous, prendre « nos poissons ».

Il était clair pour moi que ces pierres, en plein courant, hébergeaient quelque chose dont les ombres étaient particulièrement friands. Aussitôt pensé, aussitôt mis en pratique : je me rends sur les lieux de leur prospection et soulève à mon tour des pierres.
Il faut dire que ce premier geste fut mon initiation à un métier qui fût plus tard le mien et à une passion qui reste intacte malgré tout.

Chaque galet du lit de la Loue hébergeait à l’époque, sur sa face inférieure, une multitude de formes de vies, fixées ou mobiles, plus ou moins rapides à s’enfuir voire à « bondir » pour retomber dans l’eau. Quelle était donc celle qui est si appréciée de ce grand « voilier », poisson au goût de thym si spécial ?
Il y a en vrac des crustacés d’eau douce (crevettes d’eau douce), des larves d’éphémères, de plécoptères et de trichoptères qu’on appelait « traines-buches », des sangsues bizarres, des vers de gros à minuscules, bref un vrai monde !
L’expérience étant la formation des « self made men », j’ai commencé la pêche avec les bestioles les plus évidentes et les plus fréquentes, sans grand succès : quelques « rayottes » ou blageons plus tard, je pliais mon matériel avec un certain dépit... Le salinois restait aujourd’hui le plus fort et mon orgueil en prenait un coup.

Une crue subite de la rivière et le certificat d’études, que l’on passait alors dans notre 4ème lycéenne, m’empêchaient pour quelques semaines l’accès à la rivière.
Les vacances et le niveau d’eau redevenu normal nous rapprochaient comme un aimant de la Loue, dans laquelle on allait pouvoir plonger pour d’autres découvertes.
Mais la singularité des pêcheurs d’ombres et de leur appât miracle mais local restait vive dans mon esprit... Les salinois avaient disparu, après avoir « écumé » nos bancs ; ils s’ingéniaient sûrement à prospecter tous les lieux où la carte fédérale du Jura leur permettait l’accès.

Un jour pourtant, je rencontrai sur le banc de gros galets où vivaient les mets préférés des ombres. Un apprenti ecclésiastique du village, réputé pour son attachement à la profession de St Pierre, qu’il pratiquait aussi, plus bibliquement que réglementairement. Plus âgé que moi, le séminariste n’avait donc rien à apprendre de moi, pêche comprise !
Il soulevait les gros galets comme le faisaient ceux qui détenaient le « secret ».
 Salut Pierre. Qu’est que tu cherches ?
 Je cherche des « poux de pierre » !

J’allais enfin savoir : et des tonnes d’ombres communs se mirent à défiler en bancs serrés dans mon esprit.

Après avoir soulevé plusieurs galets sans succès, la rivière nous fournit finalement un caillou sous lequel une bestiole de moins de 2 cm se pliait vivement et se dépliait, cherchant visiblement par cette tactique à se projeter hors de la pierre pour retomber dans l’eau.
D’où la dénomination de pou, je suppose.

Voilà, dit Pierre, le pou de pierre : le meilleur appât naturel pour tous les poissons du secteur et particulièrement pour les ombres.

J’avais la solution et on me l’avait finalement apprise : le savoir vient bien souvent des autres ; j’avais une dette pour cet acquis confraternel.

Combien j’ai pu capturer d’ombres désormais ? Je ne m’en souviens guère. Je me rappelle toutefois des « safaris » conséquents pendant les évènements de 68 qui nous laissaient, étudiants, tant de temps libres entre les manifs...

Pierre, quant à lui, a été abattu par une rafale vietcong, pendant l’offensive du TêT, à Hue, pendant cette année 1968, où il était enseignant au séminaire.
J’ai retrouvé à la manière de Philippe de Dieuleveut, sa tombe au bord de la rivière des parfums au printemps 1998.

Quant au pou de pierre, ce fut une des premières victimes de la dégradation qualitative de la rivière, il en a disparu comme son prédateur l’ombre commun.
Le nom scientifique de cette rare éphémère est : Oligoneuriella rhenana (Imhoff).