Le Maquis d’Ecot (4/4) L’attaque du 8 juillet

, par  Marc

Le 8 juillet 1944, à 7 h du matin, des coups de feu provenant du poste placé en surveillance à la lisière Nord-Est nous alertent. Des miaulements suivis de détonations sèches et rapides : c’est un vacarme épouvantable !
Joly s’écrie : « C’est une attaque, nous allons voir ce qui se passe. » et, entre autres, à Dominique ( Dominique DONZE, agent de liaison) et à moi : « Suivez-moi ! »
Les positions de combat sont prises. Nous ne possédons que 7 F.M. C’est insuffisant mais l’espoir d’être secouru donne du courage aux combattants. Les ordres sont criés à pleine voix :
« Tenir en attendant et ne pas laisser approcher l’ennemi. »

Nous progressons en direction du hameau.
Oh ! Nous restons figés. Les cours de ferme sont remplies d’Allemands. Nous revenons sur nos pas.
« Je vais voir du côté d’Ecot. »
Avec ses jumelles, le lieutenant inspecte le village. Quelle agitation : des camions circulent, des hommes courent. Partout des Allemands, et il en arrive sans cesse !

Nous remontons en direction du camp. Des Allemands embusqués dans les blés tirent sur nous. Nous revenons sous l’abri du bois. A une bifurcation des sentiers, l’équipe d’Etouvans attend le chef. Voici Gault et ses gars qui se joignent à nous.

Cette fois, ce sont nos armes qui font feu à volonté. Boulogne et Brandt font « cracher » leur F.M. Nous sommes encerclés. « Dès que nous aurons trouvé un passage libre, la liaison viendra vous chercher.
En cas de coup dur, point de ralliement : hameau de Mauchamp ! »

La progression est assez lente, le sous-bois est touffu et épineux.
« Dominique, repartez au camp cacher le poste émetteur et rejoignez-nous le plus rapidement possible. »
Nous continuons. Attention, voilà la lisière ! Une pâture coupe notre route. Bien qu’étant complètement à découvert, le passage s’effectue sans difficulté. Arrêt. Les rafales se sont tues.
Joly me regarde :
« Tiens Riquet, prend-le et garde-le ! »
Il me tend une étoffe roulée en boule : le drapeau.
« Où je le mets, mon Lieutenant ? »
Son regard est triste. « Cache-le sur ton cœur ! »
Je frissonne. Lui détourne la tête. J’étale le tissus sous ma chemise, contre ma peau.
« Puisque le secteur paraît calme, retourne au camp et ramène tous les groupes » puis « vous suivrez nos traces. Si tu ne peux pas passer, reviens vite. Va et bonne chance ! »
« Merci mon lieutenant ! »

Je ne devais plus le revoir vivant.

Je trouve Dominique. Je lui explique l’affaire. Nous allons, mais comment réussir ?
« Espérons que Dieu nous aide ! »
« Voici la clairière, courons. »
A peine avons-nous bondi que les rafales claquent et sifflent de partout. Deux bonds, un en avant, l’autre en arrière. Ne pouvant pas passer, il faut prévenir Joly.

A des espaces réguliers, la colonne a laissé un repère. Nous sommes sur la bonne piste. Cette fois plus rien. Dans les aiguilles de sapin, les pas se remarquent difficilement. Un sentier, on entend des pas, je m’élance. Dominique m’accroche.
« Ecoute un peu ! »
« Schnell ! Schnell ! Also ! Hop ! Hop ! Hop ! »
Des Allemands !
« Vite, là sous les buissons, à plat ventre ! »
Il était temps.
« Ne dis rien, surtout ne tire pas ! »
Tout autour du fourré, les bottes frappent le sol. Ma bouche devient sèche. Mon ventre se contracte. Affreux ! Peur ! J’ai peur !

Que sont devenus les amis ? Comment ont-ils pu passer sans se faire voir ?

Un groupe installe un F.M. tout près de nous. D’où viennent les détonations qui nous brisent les oreilles ? Les hurlements se rapprochent et les balles aussi. Les projectiles passent si près de nos têtes que les feuilles et les brindilles hachées me tombent sur la joue. Le sol tremble : des grenades ! Cette fois, notre dernière heure est arrivée. Le F.M. d’à côté crache le feu. Je crois qu’il tire à travers le buisson qui nous sert d’abri. Seule la hauteur de la béquille nous sauve des rafales meurtrières. Je crispe mes doigts dans la terre. J’attends la mort en priant, le souffle court, et le ronflement dans les oreilles qui recommence. Maman, je ne te reverrai sans doute plus. Ici, nous allons mourir. L’horreur au maximum : des hommes gémissent, des blessés sans doute. Un grognement haineux et guttural, une courte rafale : c’est fini la plainte s’achève dans un râle. Les bandits ! Ils achèvent les blessés qu’ils peuvent trouver. Je pleure en priant.

Ils sont en train de tuer tous les camarades. Si nous en réchappons (L’espoir est tenace malgré un tremblement nerveux de tout le corps) quel carnage verrons-nous ? Cette tension va durer des heures. Et que faire ? Durant les cours instants de calme, j’entends les Allemands du F.M. parler à voix basse. Il est bientôt deux heures. Des bottes martèlent le sol. Nos dangereux voisins plient bagage. Ils discutent ferme et à haute voix. Enfin ces messieurs s’éloignent. Serait-ce possible ? Sommes-nous sauvés ?

Une demie heure après, j’interpelle mon compagnon : « Dominique ! » une fois, deux fois... silence. La peur me reprend. Sa présence était un réconfort.
D’une voix étranglée : « Dominique ! Tu m’entends ? »
« Ta gueule ! Ne bouge pas ! »
Il vit ! La réponse est brève, mais péremptoire. Pourvu que ceux du camp n’aient pas tous été tués. Ce serait trop inhumain. Des chiens aboient sur la droite !
« Dominique, ils viennent avec des chiens, on part ? »
« Tais-toi donc. Attends que le soir tombe. Nous filerons à ce moment-là. »
Toujours à droite des coups sourds ; on pioche la terre.
« Tu entends ? »
« Ils doivent chercher des armes et les munitions qu’ils croient enterrées ! »
« Ils enterrent les amis, mon vieux. Ils sont tous morts ! »
Nous nous regardons longuement puis, sans un mot, retombons sur le sol en sanglotant doucement. Ils enterrent les camarades. Avant c’était une possibilité, ce massacre ; maintenant c’est une certitude ! Il est bientôt cinq heures.
« C’est peut-être le moment de filer ? »
« Oui… essayons… mais doucement. »

A genoux, je m’assieds sur mes talons. Aïe ! Je suis tout courbaturé. Nous allons remuer. Il s’agit d’être prudent.
En rampant, nous progressons doucement. Voici un espace moins touffu. Nous nous redressons et nous regardons ahuris. Nos jambes refusent tout service et tremblent, nous sommes obligés de nous appuyer aux arbres. Notre immobilité a été trop longue, la tension nerveuse trop violente. Quelques minutes d’arrêt et en vacillant encore un peu, nous marchons droit devant nous. La pile de bois et la haie nous cachent la ferme de Montpouron. Ce sont les chiens d’ici que nous entendions aboyer. La proximité de la ferme ne m’inspire pas confiance. Nous arrivons près d’un bosquet en forme de panier. Au centre, un gazon pousse dru. A travers les feuillage nous observons les alentours. Rien ne bouge. Nous courons près d’une haie. La fermière nous a vus et fait de grands gestes. A toutes vitesse nous coupons un pré et, emportés par l’élan, nous entrons sous le couvert des grands arbres dans un sentier. Un brusque coude nous rejette dans les fourrés.

Personne ne nous poursuit. Nous écoutons. Tout va bien. Je me retourne. Dominique debout se tient très droit. Sans un mot, il me tend les bras, les yeux pleins de larmes.
« Mon petit Riquet, nous sommes sauvés ! Nous pouvons remercier Dieu d’un pareil miracle ! »
« Nous revenons de loin. Crois-tu que nous soyons les seuls survivants ? »
« Je le crains ! »
« Je crois bien que je n’ai jamais tant prié de ma vie. »
« Et moi ! »

Après quelques péripéties, nous passons au abords de Vermondans puis après avoir pu boire dans un ruisseau (depuis hier soir, c’est la première fois) nous longeons le talus qui domine la route de Pont de Roide à Clerval. Nous marchons, nous marchons encore.
Enfin le but est atteint. Nous sommes acceptés de grand cœur. Nous sommes chez M. Guedat. Après avoir caché toute notre armement, mitraillettes, grenades, pistolets, nous racontons notre aventure. Ces braves gens pleurent en nous écoutant.

Je déballe le drapeau. On s’embrasse avec des larmes plein les yeux. Les trois couleurs largement étalées sur le mur nous redonnent du courage. Un bon repas, soigneusement préparé par la maîtresse de céans, nous remet à peu près en état.

Ils nous ont eus mais la France vit quand même et notre drapeau est là, sauvé lui aussi !

Le 9 juillet. Le matin, après avoir déjeuné, je pars avec M. Guedat (Dominique a des ampoules aux pieds, très douloureuses) vers le hameau de Mauchamps. C’était le rendez-vous fixé par Joly. Nous sommes munis de paniers d’osier et nous allons chercher des champignons. C’est un bon alibi. Mon compagnon connaît bien la région, je n’ai qu’à me laisser conduire.
Nous croisons le facteur avec une jeune femme. Peut-être sait-il quelque chose ? D’après lui, une cinquantaine de gars sont passés près de Villars, se dirigeant vers Goux. Nous continuons notre chemin. Voici quelques maisons.
J’interroge un jeune homme. Ses renseignements m’inquiètent. Nous sommes à Mauchamps et ils n’ont vu qu’un homme à bicyclette qui cherchait des maquisards pour les appeler en renfort. Où sont-ils allés ? Que s’est-il passé ? Essayons de joindre une ferme, près du terrain de parachutage. Il me semble qu’une poigne de fer me serre la gorge.

Un homme cueille des cerises. Je m’avance seul. Après les banalités d’usage. Je questionne :
« Vous n’avez pas vu des maquisards qui se seraient échappés ? »
« Non ! »
« C’est vrai ? »
« Je ne m’occupe pas de ça moi ! »
Ma mine doit être triste. Tant pis, j’y vais :
« Vous savez, vous pouvez parler, j’y étais moi hier dans la bagarre. Je cherche à retrouver les camarades. Dites-moi où ils sont ? »
Mon air doit le déconcerter.
« Vous connaissiez Huguenin ? »
« Huguenin d’Etouvans ? »
« Oui ! »
« Où il est ? »
« Il est reparti chez lui, il a passé la nuit ici, il était blessé ! Ils était avec d’autres gars d’Etouvans. »
« Blessé où ? »
« Au bras ! Pas grand chose. Joly a été tué ! »
« Oh, ce n’est pas possible. »
J’en reste abasourdi !

Le Commandant Joly est blessé de 2 balles dans la poitrine, son adjoint l’est au bras gauche. Voyant la situation difficile, le Commandant Joly donne l’ordre au groupe Boulogne de protéger notre repli. Nous tentons en direction Sud-Est, sur le point d’y parvenir nous sommes pris sous un feu très violent. Nouvelle tentative direction Ouest, nouveau feu violent. Nous trouvant sous des sapins, le commandant dit de s’y réfugier. Des Allemands passent au dessous de nous sans nous voir. Malheureusement 2 Allemands passèrent de nouveau, ils durent entendre ou voir un des nôtres, ils tirèrent et plusieurs maquisards tombèrent.

Le Commandant Joly sachant que l’ennemi voulait en finir avec lui préférera se donner la mort plutôt que de tomber vivant entre leurs mains. Il était 11 h du matin.

Son adjoint blessé, après avoir constaté sa mort se repliera dans une ferme où il reçut les soins du Dr Monath. Sur les ordres de Banet, une partie des hommes réussit à s’échapper et à se regrouper. D’autres rejoindront le groupe « Tito », lieutenant Bourlier de Blussangeaux. Hélas ! Les secours arriveront trop tard.
L’effectif allemand était de 1000 hommes environ. Ses pertes furent de 87 morts ou blessés.

Celui de nos troupes était de 80 hommes, le groupe Montavon était parti la veille au soir en mission.

Etouvans avait perdu à lui seul : 6 tués, 2 blessés et 9 prisonniers.

Lundi 10 juillet 1944. Nous avons décidé avec M. Guédat d’aller à l’emplacement de la bataille.
Sur les lieux, nous retrouvons des gens d’Ecot qui ouvrent les fosses. Dans celle du bas, il y a 8 cadavres. Les corps apparaissent horribles. Ils sont affreusement mutilés, le crane éclaté sans doute un coup de feu dans la nuque, les visages déformés par des coups de bottes. Impossible de les reconnaître.
Imperturbable, Dominique fouille les poches, note les objets trouvés, la description de leurs habits et, sur un croquis, la position des corps. Il faut refaire de même pour l’autre fosse.

Voici deux pieds. Dominique tire.
Le corps sort peu à peu : une tenue d’officier, une tête ronde : il est intact. Je prends un bras, je le retourne. Nous nous regardons. Puis Dominique pleure doucement. C’est lui, c’est notre chef : c’est Joly dépouillé par ses vainqueurs de sa veste de cuir et de ses chaussures. Beau peuple de seigneurs : ils pillent les cadavres.

Dominique se dresse brusquement : bras tendu, lentement mais avec force, il fait un serment : « Mon lieutenant, nous vous vengerons ! Je vous le jure ! »
Je l’imite la gorge serrée et sans plus rien dire nous continuons la fouille, mâchoires contractées par la colère.