"La légende du Diairi", par François HEGWEIN

, par  Mitch

Instituteur, puis informaticien à Paris, François Hegwein s’est rappatrié au début des années 80 dans le Doubs de son enfance pour y exercer son métier de facteur jusqu’à sa retraite en 2006.

Depuis des années, sans être à proprement parler un conteur, il lit des histoires de sa composition devant différents publics inviés par des associations ou des bibliothèques. Son livre "Contes, Paroles et Racontotes" est un recueil de quelques-uns des textes lus pendant ces après-midi et ces soirées.

Il a publié deux recueils de nouvelles, quatre romans, une chronique de sa vie professionnelle, les histoires vraies du facteur Paul, et uneautre relatant ses années de jeunesse à Paris en 1966 et 1978, Eldorado.

C’était une nuit de novembre 1770, claire et déjà froide. Il soufflait par moments une bise qui annonçait l’hiver à venir. Dans le ciel, la pleine lune et des millions d’étoiles veillaient le village endormi. Les grosses fermes posées de part et d’autre d’un large chemin empierré se détachaient comme sur la toile peinte d’un décor de théâtre, dans l’attente des premières répliques. En tendant l’oreille, on entendait le murmure du ruisseau qui coulait au milieu de la rue, descendant de la Combe de Thulay. Il y a plus de deux siècles, il n’était pas encore enterré et coulait à ciel ouvert. C’est autour de lui que les premiers habitants de Seloncourt avaient commencé à construire leur village. Puis j’imagine qu’il est devenu peu à peu une sorte d’égout à ciel ouvert, et que, après la construction de fontaines, on a jugé préférable de l’occulter. Ainsi les nouveaux riches renient-ils leurs aïeux de condition trop humble…

Une porte grinça, faiblement, presque avec hésitation, pourrait-on dire. Un chat dressa l’oreille, méfiant, puis s’approcha, rassuré, sans doute. L’entrebâillement était suffisant pour que s’y faufile une ombre, quelqu’un que le chat connaissait et aimait puisqu’il vint y appuyer son front en ronronnant. À la clarté de la lune et des étoiles, on put alors distinguer une jeune fille coiffée d’un bonnet, vêtue d’une robe assez modeste et les épaules couvertes d’un fichu de grosse laine crochetée pour se garantir contre la fraîcheur automnale.

Louise Coulon venait d’avoir vingt ans. Son frère Charles Abraham Coulon, de vingt ans son aîné, était Régent d’École protestant et apprenait à lire, écrire et compter aux enfants de sa religion. Le roi de France avait imposé un curé à Seloncourt, bien que le village ne comptât qu’une douzaine de catholiques pour plusieurs centaines de protestants. Mais, pour ce qui concernait l’instruction, il n’avait pas été possible d’empêcher les habitants de la faire dispenser à leurs enfants par un maître de leur choix. C’est ainsi que le recteur catholique enseignait dans une classe presque vide, alors que son homologue protestant avait bien du mal à accueillir tous ses élèves dans la vieille maison au toit de chaume qui lui servait d’école.

Voilà pourquoi Louise était plus savante que les jeunes filles de son âge, et, si elle acceptait la volonté du Seigneur en général et celle de son frère en particulier, elle ressentait une tristesse indéfinissable à l’idée du destin qui semblait tracé pour elle. Trop instruite pour devenir l’épouse d’un artisan ou d’un paysan local, trop pauvre pour espérer un mari de milieu plus aisé, elle finirait sans doute ses jours auprès de son frère et de la famille qu’il avait fondée. Elle vivrait au second plan, effacée, résignée, sans avoir jamais connu la merveilleuse chaleur qui emplit les jeunes gens qui s’aiment. Mais, si elle souffrait obscurément de la vie de solitude qui s’annonçait pour elle, elle n’aurait jamais osé formuler, même dans le secret de ses pensées, la cause de son mal-être.

Un jour, ils avaient eu la visite d’un cousin, Arnold, qui était en route pour l’université de Tübingen, où il devait étudier la théologie pour devenir pasteur lui-même. Après que le repas eut été servi par la silencieuse Louise, le jeune homme avait veillé longtemps, parlant à voix basse à Charles Abraham de la tristesse qu’il éprouvait en voyant le sort réservé en France à ses coreligionnaires, et de ses espoirs en des jours meilleurs. Sur un signe de son frère, la jeune fille était allée se coucher bien avant la fin de la conversation, dont elle entendait des bribes incompréhensibles à travers la cloison. Elle ne cherchait d’ailleurs pas à comprendre, d’abord parce que cela aurait été indiscret, mais surtout, à son corps défendant, parce qu’elle préférait s’endormir en rêvant au visage de son cousin Arnold. Dans ses pensées naïves, ce visage se confondit désormais avec celui du Seigneur qu’elle priait chaque soir avec ardeur. Mais elle n’aurait même pas imaginé un chaste baiser de ce visiteur d’un soir, pas plus qu’elle n’aurait osé formuler dans sa tête la simple phrase : « je suis amoureuse de mon cousin. » Formuler une telle phrase était déjà donner vie à un péché possible. La vision du visage aimé était juste une image pieuse pour un amour platonique et secret.

Pourtant, cette nuit-là, Louise ne parvenait pas à trouver la paix du sommeil. Elle se sentait fiévreuse, et aspirait à la fraîcheur de la nuit. Dans un réflexe de modestie qui était devenu une seconde nature, elle avait veillé à couvrir pudiquement ses cheveux du bonnet blanc qu’avait imposé la coutume germanique des Wurtemberg. Depuis des décennies, la décence l’exigeait, et si le besoin tout puissant de rafraîchir une fièvre mystérieuse avait conduit Louise au-dehors, dans cette nuit étoilée, ce geste extravagant n’avait pas été jusqu’à lui faire perdre le sens des convenances.

La poitrine oppressée, Louise leva la tête vers le ciel et y reconnut des constellations familières. Le Grand et le Petit Chariot guidaient ses yeux vers l’Étoile Polaire. Elle s’arrêta sur Orion, dont elle ne connaissait pas le nom, mais dont la forme la fascinait. La pleine lune et la Voix Lactée semblaient si nettes et si pures que des paysans avertis en auraient conclu que cette nuit serait celle de la première gelée, si des paysans s’étaient trouvés dehors à une telle heure.

Combien de temps Louise resta-t-elle ainsi ? Nul ne peut le dire, mais ce fut jusqu’à ce qu’elle commence à frissonner, puis à grelotter, alors que les étoiles avaient déjà parcouru une bonne partie de leur course. Puis ses yeux se posèrent sur le ruisseau qui murmurait à ses pieds, portant jusqu’au Gland les eaux froides de la combe de Thulay. Les reflets des étoiles dansaient, recomposant sans fin des constellations et des motifs que Louise regarda jusqu’au vertige. Alors, ces millions de lucioles devenues vivantes se mirent à tourner de plus en plus vite, dans une folle sarabande, pendant que la jeune fille perdait connaissance. Ce fut une gardeuse d’oies qui la découvrit, au petit jour, brûlante de fièvre, allongée sur la berge fangeuse du ruisseau, devant la vieille maison du Régent Charles Abraham Coulon.

* * * * * * *

On pensa que Louise était perdue. Elle resta alitée, inconsciente, pendant des semaines. Un médecin fut dépêché par le chevalier de Cléri qui, de son château bâti sur l’autre rive du Gland, se montrait fort bienveillant envers les villageois de Seloncourt. Mais l’homme de science, après avoir rapidement examiné la malade, conclut qu’elle était entre les mains de Dieu. Ce qui était une façon de dire qu’elle ne guérirait sans doute pas, pensa-t-on. Mais, entourée de prières, Louise ne mourait pas non plus et survécut jusqu’au printemps, où quelques forces semblaient lui revenir. Enfin, elle ouvrit les yeux, mais semblait avoir perdu la parole, à l’exception des mots qui semblaient hanter son délire : elle parlait à maintes reprises de rivière d’étoiles, ce qui fit penser qu’elle avait perdu l’esprit en même temps que sa force vitale.

À la Saint Jean d’Été, Louise avait retrouvé assez de santé pour s’asseoir près de la fenêtre, où elle passait de très longues heures à rêver, les yeux ailleurs. Elle ne se sentait toutefois pas la force de se lever pour aller plus loin que d’un bout de la pièce à l’autre, et les moindres tâches ménagères étaient encore au-delà de ses possibilités. Elle n’avait pas non plus la force de lire la Bible, ce que lui enjoignait de temps en temps, gentiment, mais avec persévérance, son frère, persuadé qu’elle trouverait dans les Saintes Écritures le remède à sa langueur. Mais, pour tous, l’espoir était revenu. Quant à Charles Abraham, il trouvait là une occasion supplémentaire de louer la bonté du Seigneur, pas le seigneur de Cléri, évidemment, mais celui qui trônait dans les cieux.

Louise songeait au ciel plein d’étoiles qu’elle avait vues, à leurs reflets dansant dans les eaux du ruisseau, sans se poser de question. Ce monde étoilé était là, c’est tout. Mais c’était le monde interdit, celui de la nuit, où nulle jeune fille n’avait à faire hors de sa maison. Elle n’aurait jamais dû se trouver là, toute seule, et contempler un tel spectacle. Cela n’était pas donné aux paroissiens pieux et raisonnables. C’était peut-être un spectacle pour les bergers, comme elle se représentait ceux de la Bible, mais pas pour une jeune fille de Seloncourt, sœur du Pasteur, par surcroît. Elle aurait voulu oublier cette vision extraordinaire, mais en était incapable, tout autant qu’elle était incapable d’en parler à qui que ce soit. Sans doute emporterait-elle ce secret avec elle, le jour où le Seigneur daignerait la rappeler à Lui. Mais, outre la forte fièvre qui avait bien failli l’emporter, c’est aussi ce secret qui la faisait rester immobile et muette, tout le jour, auprès de la fenêtre…

L’été se passa sans que Louise ne recouvre vraiment ses forces. Sa vie n’était plus en péril, mais la Louise silencieuse et active que tous avaient connue, qui portait des paniers de provisions aux faneurs et nouait prestement les draps de foin, celle qui cueillait et cuisinait avec science la compote de blessons, cette Louise n’était pas revenue. Une Louise languide, aux yeux immenses, était certes assise près de la fenêtre, et l’on pouvait deviner l’amour qu’elle portait à ses proches et même à tous les villageois. Mais elle était comme prisonnière d’un charme qui l’aurait rendue invalide.

En automne, par une matinée bien ensoleillée, mais déjà fraîche, un colporteur vint à passer dans la rue principale de Seloncourt. C’était un homme d’âge mûr, qui traînait quelque peu la jambe, souvenir possible d’une vie de soldat. Les colporteurs n’étaient pas vraiment les bienvenus au village : les Seloncourtois étaient habiles au travail des métaux, et ils n’auraient pas acheté un objet que certains d’entre eux étaient tout à fait capables de fabriquer, comme des clous, des ciseaux, des peignes ou des pincettes. Par ailleurs, les colporteurs avaient la détestable réputation d’être cancaniers, ce dont le nom de leur métier garde encore le sens de nos jours. L’austère morale protestante n’avait que faire des rumeurs et des ragots des autres villes de la province. Mais cette fois-ci, il ne semblait y avoir aucun risque : le vieux vagabond s’exprimait dans un dialecte tudesque où l’on ne reconnaissait que de temps en temps et à grand-peine un mot du parler local. Ce n’est pas lui qui allait alimenter les bavardages, si toutefois il était possible qu’il y ait des bavardages, entre gardeuses d’oies ou lavandières, à voix basse, en guettant si monsieur le Régent ne montrait pas sa sévère silhouette à un détour du ruisseau de la Combe de Thulay.

Le colporteur venait sans doute de Bâle, ou de plus loin encore, du Wurtemberg. De sa fenêtre, Louise le vit arriver lentement, en claudiquant, après qu’il eut traversé le Gland sur le petit pont qui faisait face au château, et qu’il se fut engagé sur le chemin empierré qui menait à Valentigney. Elle ne ressentait aucune méfiance envers le vieil homme, pas plus qu’elle n’était curieuse de savoir ce qu’il avait vu dans ses voyages. Cependant, elle ne put s’empêcher de songer qu’il avait peut-être croisé son cousin Arnold, en route vers la Faculté de Théologie de Tübingen. Les deux hommes, le vieux soldat qui finissait ses jours en vendant des colifichets et le jeune étudiant plein de flamme qui se préparait à prêcher la bonne nouvelle, les deux hommes étaient des gens de passage, des vagabonds, des étrangers. Louise eut l’impression fugitive qu’en parlant au vieux colporteur c’était un peu à son cousin qu’elle s’adressait en secret. Elle n’aurait jamais eu l’audace et l’impudeur de poser directement la question :
 Monsieur, n’avez-vous pas croisé un jeune étudiant nommé Arnold, en route pour Tübingen ?
Mais elle leva un regard éloquent vers son frère qui achevait d’écrire une lettre, et celui-ci, faisant taire un instant ses principes, sortit sur le pas de la porte et demanda au colporteur s’il pouvait entrer.

Après l’avoir aimablement invité à s’asseoir, et lui avoir offert du pain et un verre d’eau fraîche, Charles s’enquit sans attendre de ce qu’il avait à proposer. À force d’entrer dans des foyers de régions très variées, où les désirs et les besoins n’étaient jamais exactement les mêmes, le colporteur avait une connaissance assez approfondie des gens. Il avait deviné que l’on n’allait pas le questionner sur les rumeurs de la ville, pas plus que lui demander des colifichets ou des images profanes. Sans être une demeure seigneuriale, l’intérieur où il s’était assis n’était ni celui d’un artisan ni celui d’un paysan, et la pâle jeune fille assise près de la fenêtre ne ressemblait en rien ni à une bergère ni à une mère de famille. Le colporteur avait acquis, lors d’un passage en Bohême, des perles de verre qui n’avaient connu jusqu’à présent aucun succès. Peut-être, pensa-t-il, cette jeune fille pourra-t-elle en faire des objets décoratifs, comme certaines petites bourses qu’il avait vues, lors des longues heures qu’elle doit certainement passer seule. Il posa une boîte sur la table, l’ouvrit, et sut immédiatement qu’il avait eu une bonne idée. La jeune fille tendit la tête vers la boîte, et finit par se lever pour venir admirer les perles qui chatoyaient en roulant sous les gros doigts du colporteur.
 Mon frère, demanda-t-elle, voudriez-vous bien…
Elle n’acheva pas sa phrase, mais Charles avait compris en la voyant se lever. Au reste, le colporteur, trop heureux de vendre un article qui jusque-là n’avait pas trouvé acheteur, céda la boîte et tout son contenu pour un prix raisonnable. L’affaire conclue, il but son verre d’eau d’un seul trait, se leva, salua et sortit.

Charles aussi avait à faire, et Louise éprouva un plaisir inavouable à se retrouver seule. À nouveau, elle se leva pour prendre la boîte de perles. C’était un coffret de bois, recouvert de tissu à fleurs et capitonné d’une sorte de soie à l’intérieur. Louise le posa sur ses genoux, après s’être assise à sa place coutumière, puis l’ouvrit et ses yeux s’agrandirent en voyant à nouveau les perles. Elle y plongea timidement le bout de ses doigts, les faisant rouler et chatoyer à la lumière comme l’avait fait le colporteur. Et, soudain, l’image de la rivière d’étoiles s’imposa à elle. D’un geste sûr, sans la moindre hésitation, elle retira le bonnet qui ne la quittait jamais et le mit à plat sur son giron.
Puis elle y déposa quelques perles, les changea de place, fit plusieurs essais qui la laissèrent doucement émue et, pour la première fois depuis près d’une année, un sourire apparut sur ses lèvres. Elle savait ce qu’elle allait faire, mais avait besoin de préciser le motif qu’elle allait faire éclore de ses doigts agiles. Tant d’arabesques se mêlaient dans sa tête, de fleurs, de constellations, qu’il lui fallait en capturer quelques-unes comme on capture un papillon pour le dessiner. Charles était Régent d’école et faisait la classe dans la maison même que sa famille habitait. Pour cette raison, il fut facile à Louise de trouver une ardoise et une petite pierre tendre, et de dessiner les motifs qui la hantaient depuis la nuit glaciale où elle avait pris froid sous les étoiles. Il lui était facile aussi d’effacer ses esquisses, car, par un mouvement de pudeur, elle ne voulait en aucun cas que d’autres yeux découvrent ce qu’elle entreprenait.

Personne ne lui demandant de compte sur ses activités journalières, Louise décida de soustraire chaque jour quelques heures aux menues tâches dont elle s’acquittait pour la maisonnée. Elle était bien trop faible pour les lessives ou le ménage, mais elle pouvait écosser des petits pois ou des haricots, repriser des vêtements et même, parfois, lire à haute voix des passages des Saintes Écritures aux tout petits pendant que son frère alphabétisait les plus grands. Cela lui laissait de longues heures pour rêver à la fenêtre, et, désormais, ce fut à coucher ses visions sur l’ardoise que Louise passa son temps libre. Enfin, quand elle fut satisfaite de ses tentatives, elle alla chercher dans l’armoire un bonnet noir, plus capable, pensa-t-elle, de représenter la profondeur de la nuit. Elle y reproduisit minutieusement, à l’aide d’une minuscule craie, les plus beaux dessins qu’elle avait faits et dont elle gardait la mémoire même après les avoir effacés. Enfin, elle mit en œuvre ses talents de brodeuse pour réaliser son œuvre, qu’elle cachait chaque soir afin que nul ne la découvre. Et ses talents étaient grands : Louise avait une vue excellente, des doigts fins et agiles, l’amour du beau et un grand courage à la tâche. De temps à autre, elle prenait un peu de recul pour juger de l’effet rendu, et se sentait de plus en plus légère, de plus en plus libérée, au fur et à mesure que les rivières d’étoiles se mettaient à couler sur le velours noir de la cale. Mais elle voulut aussi mettre des fleurs dans son ouvrage, comme celles dont elle cueillait jadis des brassées dans les champs à la belle saison. Elle ne considéra son œuvre comme achevée qu’à la Saint Jean d’été, et la dissimula au plus profond de l’armoire où l’on rangeait les draps. Elle y laissa aussi la boîte de perles, et essaya de participer davantage aux travaux campagnards, autant pour se rendre utile que pour penser à autre chose.

Charles se réjouit secrètement de voir sa sœur reprendre peu à peu une vie normale, c’est-à-dire une vie de travail, de prières et d’amour, mais seulement d’amour brûlant pour le Seigneur et d’amour chaste pour la famille. Il n’y avait pas place, dans ce monde, pour des élans romantiques envers le bel Arnold, qui du reste ne donna plus jamais signe de vie. Louise fit bravement ce que l’on attendait d’elle, puis, avant même d’avoir la trentaine, s’étiola doucement, comme un beau fruit que personne n’a touché et qui s’est rintri. Sa santé était trop précaire pour qu’elle vive longtemps, et elle s’éteignit prématurément, comme tant de gens à l’époque, sans que cela ne fasse d’histoire. Dieu l’avait donnée, Dieu l’avait reprise. Elle fut enterrée au petit cimetière qui jouxtait l’église, sans que le prêtre catholique qui régnait sur les lieux n’y autorise un culte funèbre de sa religion. Puis on l’oublia peu à peu.

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Les années passèrent, et avec elles la Grande Histoire apporta ses changements. Déjà, sur la fin de l’ancien régime, l’emprise de la religion catholique s’était desserrée, mais les protestants de Seloncourt durent attendre 1792 pour à nouveau vivre leur foi dans leur village, de la façon qu’ils l’entendaient. Ce n’était pas encore l’entente cordiale qui, deux siècles plus tard, allait conduire catholiques et protestants à travailler ensemble pour restaurer la vieille église, mais c’était tout de même mieux que la situation absurde que Louise et Charles-Abraham avaient connue.

Au demeurant, le seigneur de Cléry n’avait rien d’un hobereau hautain. Il ne vivait pas dans le luxe et ne méprisait pas le petit peuple. Lui aussi avait essayé de rendre l’église à ses paroissiens protestants, condamnés à pratiquer leur culte dans les villages voisins alors qu’ils étaient de beaucoup les plus nombreux à Seloncourt. Il était aimé de la population, et, quand la Révolution arriva, il prit fort sagement le parti de la République. Ceci évita un bain de sang ou des jacqueries telles qu’elles ont terni l’image de la Grande Révolution. Peut-être aussi que l’esprit fort industrieux de tous les habitants de la vallée du Gland les porta plus aux adaptations, aux arrangements, aux évolutions, qu’aux incendies et aux piques ornées de têtes coupées. Si vous me demandez mon avis, je trouve que c’est bien mieux comme ça. Mais ce n’est pas la Grande Histoire qui me fait parler ce soir, c’est juste la Belle Histoire du Diairi.

Sautons quelques années pour atterrir en 1798, en été, plus précisément. La folie des grandeurs de Napoléon n’a pas encore décimé les peuples d’Europe, et la récente stabilité permet à tout un chacun de travailler, ce qui convient parfaitement aux habitants de la vallée du Gland. Ils sont aussi industrieux que des fourmis, ces Seloncourtois, et on voit peu à peu de nouveaux moulins s’ajouter à ceux datant du Moyen Âge. Le Régent Charles-Abraham est maintenant un vieil homme, aimé et respecté par sa paroisse, mais sa vue est trop faible pour qu’il puisse continuer à faire l’école. Ses enfants sont allés vivre à Montbéliard, et, pour quelques jours, deux de ses petites-filles sont venues égayer sa solitude. Henriette a dix-neuf ans et Sophie seize. Toutes deux sont pleines de l’insouciance et de la joie de vivre que l’on peut ressentir lorsque l’on n’est encore pas établie, que c’est l’été et que l’on passe quelques jours chez un bon grand-père. Charles-Abraham n’est guère démonstratif, mais il est plein d’amour pour les deux jeunes filles et il n’a pas besoin de grands mots ni de grandes effusions pour qu’elles le comprennent.

Ce jour-là, Henriette et Sophie ont envie de jouer à ce que font toutes les petites filles, et même les grandes, dans la maison de leurs aînés : se parer des habits de leur grand-mère et se faire des révérences l’une en face de l’autre, faute d’avoir une armoire à glace pour y admirer son reflet. Il y a vingt ans, Charles-Abraham aurait considéré avec sévérité un jeu aussi frivole, mais la sagesse a émoussé quelques-uns de ses austères principes. Peut-être aussi qu’une toute petite voix lui chante, en sourdine, pendant ses longues heures de solitude, que, si la vie de Louise avait été émaillée de quelques moments de gaieté, elle ne serait pas partie si prématurément. En cherchant dans la vieille armoire, juchée sur la pointe des pieds, Henriette, qui est la plus grande, sent quelque chose de rigide derrière une pile de draps. Elle va chercher un tabouret, et ramène une boîte recouverte de tissu, ainsi qu’un petit paquet soigneusement confectionné avec du papier gris. Elle pose le tout sur la table, sans que son grand-père sorte de sa rêverie, sur le fauteuil qu’il occupe maintenant près de la fenêtre.
Les deux têtes blondes, mais sagement coiffées du traditionnel bonnet ou cale à chignon, se rapprochent quand Henriette ouvre tout d’abord la boîte, qui est, vous l’avez deviné, pleine de perles de verre. Les deux sœurs trouvent cela très joli, mais sans plus. Elles questionnent alors Charles-Abraham :
 Grand-Père, à qui appartenaient ces perles de verre ?
 A votre Grand-Tante Louise, mes enfants. Ces perles lui avaient été offertes pour la distraire d’une langueur qui l’avait saisie à l’âge de vingt ans. Mais je ne sais pas ce qu’elle fit avec, et cela n’empêcha pas le Seigneur de la rappeler à Lui avant qu’elle n’ait trente ans. Telle était sans doute sa volonté, et ce ne sont pas quelques perles qui y ont changé grand-chose.
Henriette déplie alors, avec précaution, le paquet de papier gris, et cette fois les deux sœurs ouvrent des yeux émerveillés :
 C’est un bonnet ! Tout brodé de perles ! Grand-Père, regardez, nous n’avons jamais rien vu d’aussi beau !
 Hélas, mes enfants, je ne peux pas le voir, mes yeux ne me permettent même plus de lire la Bible…
 Mais il a fallu des heures et des heures, peut-être des mois, pour faire pareille ouvrage ! Croyez-vous, Grand-Père, que ce soit votre sœur Louise qui l’ait réalisé ?
 Sans doute, mes enfants. Elle parlait très peu, et elle est restée plus d’un an toute seule, tous les jours, sur ce fauteuil où je suis à présent. Mais elle ne nous en a jamais parlé, ni ne nous l’a montré.

Voilà. Je crois que ça s’est passé ainsi. Ensuite, quand elles sont reparties à Montbéliard, les deux jeunes filles ont demandé à leur grand-père la permission d’emporter avec elles la cale brodée et la boîte de perles. Elles n’ont eu de cesse de les montrer à leurs amies, et celles-ci à leur maman, et chacune a voulu essayer de faire son petit chef-d’œuvre, partageant les astuces et les techniques qu’elles découvraient à mesure de leurs travaux. Et comme ces cales brodées étaient destinées à être portées sur le chignon, c’est-à-dire le diairi, c’est tout naturellement que le sens de ce dernier mot a glissé et que le Diairi en est venu à désigner ces merveilleux ouvrages sortis des doigts de fées des Diaichottes.

Comme d’une graine qu’aurait semée la pauvre Louise, une graine sortie de son cœur plein d’amour malheureux, dix, cent puis mille Diairis se mirent à fleurir, répandant partout les rivières d’étoiles et les brassées de fleurs des champs qui avaient illuminé en secret les rêves de la jeune fille. Mais, jusqu’à ce soir, nul n’a jamais rien su de cette histoire…

Seloncourt, le 1 octobre 2010

Voir en ligne : Les Amis du Lézard Vert