Le labrador

, par  Jean-Louis

Magdeleine avait terminé les écrits des écoles de commerce avec le sentiment de ne pas avoir rendu de mauvaises copies et elle estimait que cela lui ouvrirait sans doute les portes de quelques oraux. Quant à être reçue, il y avait encore un pas important à franchir. Aussi elle décida de mettre toutes les chances de son côté en s’isolant deux semaines pour réviser. Le printemps s’annonçait magnifique et sa seule hésitation concernait le lieu où elle serait le moins dérangée. Elle choisit d’aller dans le chalet familial à Jougne, village frontière avec le canton de Vaud, facile d’accès en TGV par la gare de Vallorbe. Dans le train parti en début d’après-midi de Paris, Magdeleine rencontra une grande amie de ses parents, Suzanne Graf, pasteure protestante dont elle avait gardé les enfants à plusieurs occasions les années précédentes. Ceux-ci avaient grandi mais seraient ravis de revoir leur baby-sitter, aussi Suzanne invita la jeune fille à dîner le soir même chez eux à Vallorbe, se chargeant de la ramener ensuite à Jougne.

La soirée fut charmante, les enfants Maud et Charly, âgés respectivement de 8 et 6 ans, lui firent fête et Bella, la vieille chienne, jappa de joie en voyant Magdeleine. Les Graf et leurs deux enfants partaient en vacances le lendemain pour Djerba en Tunisie, un peu inquiets de laisser la chienne seule aux bons soins de la femme de ménage qui ne passerait que tous les trois jours pour la nourrir. Monsieur Graf eut soudain l’idée de proposer à Magdeleine d’habiter chez eux pendant ces deux semaines. Elle pourrait réviser dans le calme avec tout le confort de leur grande maison et tous les avantages de la ville. La chienne ne serait pas une charge trop lourde et la femme de ménage ferait les courses et préparerait tous les repas, si elle le souhaitait. De plus, il la dédommagerait de 1.000 francs suisses pour le service rendu. Magdeleine ne pouvait refuser une telle offre et l’accepta à la grande joie de tous. Le lendemain samedi, Suzanne Graf remplit le frigo et lui laissa 500 frs pour son ravitaillement et les Graf partirent à 11h pour l’aéroport de Genève.

Magdeleine se mit au travail sous l’œil bienveillant de Bella, chienne labrador de quinze ans. Le soir venu, elle brossa la chienne qui ronronna mais ne mangea pas ses croquettes. Le lendemain matin, en se levant, Magdeleine trouva la chienne morte. Que faire ? Appeler un vétérinaire est une bonne idée mais en trouver un qui vous répondra le dimanche matin relève de l’utopie. Dans le carnet d’adresses près du téléphone figurent quatre noms à la rubrique vétérinaire. Les trois premiers ne répondent pas, le quatrième français répond en bougonnant qu’il faut incinérer le chien : « Amenez-le moi, je m’en chargerai ». Comment faire ? Certes, il habite Frasne, gare où s’arrêtent les TGV pour les contrôles de douane et de police. Mais comment transporter la chienne sans que cela se remarque ? En fouillant dans la cave, Magdeleine trouve dans un recoin marqué rebut une vieille malle défoncée dans laquelle en forçant, elle arrive à loger le cadavre de Bella.

La gare de Vallorbe n’est qu’à 500 mètres de la maison des Graf par une rue légèrement descendante. Suant, soufflant, notre vaillante jeune fille arrive au guichet, prend un billet aller-retour pour Frasne et atteint le pied des escaliers qui mènent au quai où le TGV vient d’accoster. La montée s’avère trop difficile pour qu’elle ait le temps de s’installer dans le train mais un jeune homme en partance pour Paris lui donne le coup de main indispensable et le chef de gare a la gentillesse d’attendre que la malle soit embarquée. La jeune fille ne sait comment remercier le jeune homme qui lui demande ce qu’elle transporte de si lourd dans cette grande valise. Elle hésite à répondre, il insiste, elle ne sait si elle a le droit. « Mademoiselle, feriez-vous de la contrebande ? » demande-t-il narquois. « En quelque sorte, oui » dit-elle en rougissant au moment où le train entre dans le tunnel du Mont d’Or. « Laissez-moi deviner : cela se mange ? Non, bien sûr. Alors c’est de l’informatique ». Elle soupire, ce qu’il prend pour un aveu. « C’est vrai que le matériel de pointe est moins cher en Suisse ». Vingt minutes plus tard, le TGV est à Frasne. « Allez voir s’il y a un taxi, pendant que je descends votre malle sur le quai. Vous avez le temps ». Quand elle revient avec un chauffeur, il n’y a rien ni personne sur le quai. Rien non plus dans son wagon. Les portes se ferment, le train s’ébranle, trois wagons plus loin l’homme est derrière la porte et se moque d’elle. Estomaquée par tant de culot, elle en reste bouche bée. C’est alors qu’elle imagine la suite et se met à rire, à rire encore, à rire sans fin.