Passages en douane

, par  Jean-Louis

La chemise et le sac à main

Les douaniers ont-ils un sixième sens ? C’est le jour où vous dissimulez quelque denrée interdite dans votre valise que justement le douanier vous demande de l’ouvrir. « En dix ans, j’ai passé quatre fois de la marijuana et je me suis fait prendre trois fois ; je n’ai vraiment pas de chance » avouait la petite fille d’une voisine, à ma grand-mère. Pas de chance ? Non, plutôt un sens aigu de l’observation allié à une bonne connaissance des phénomènes psychologiques. Difficile quand il y a un enjeu financier, un risque juridique ou une implication personnelle de ne pas avoir le trac ou d’arriver à maitriser certaines réactions. Il vous faut une sacrée dose de flegme quand vous transportez votre fortune sur vous. C‘est là où le contrebandier prend l’avantage sur le bricotier amateur. Notre charmante voisine révéla son défaut lors d’une partie de poker : quand elle bluffait, elle avait les mains moites au point de devoir s’essuyer les mains. Un douanier un tant soit peu observateur ne pouvait pas ne pas le remarquer.

Quand en 1967, la France mit en place un contrôle des changes renforcé, il devint très difficile et risqué pour les particuliers de passer par les postes de douane franco-suisse avec de l’argent ou des titres. Pendant un temps, les douaniers contrôlèrent systématiquement les bagages et les portefeuilles. Le coffre et la boîte à gants des automobiles étaient inspectés. Le recours à des contrebandiers n’était pas répandu et, malgré tout, chacun tentait sa chance avec plus ou moins de réussite.

Ma grand-mère Hélène tremblait chaque fois qu’elle devait passer par une douane et voilà qu’elle avait besoin de rapatrier des francs suisses d’un compte non déclaré. Elle prend le train avec sa fille Michèle qui est, elle, très décontractée. Le douanier voyant l’agitation de ma grand-mère perçoit immédiatement qu’il y a anguille sous roche et envoie à la fouille corporelle sa fille qui part avec son sac à mains qui contient les milliers de francs suisses en question. Panique d’Hélène qui veut garder le sac, refus de Michèle qui ne voit pas pourquoi elle s’en séparerait, approbation du douanier qui se dit que si la fille va à la fouille avec son sac à main, c’est qu’il ne contient rien. Même raisonnement de la douanière chargée de cette fouille corporelle qui s’avère infructueuse. Sac à mains et bagages d’Hélène sont fouillés en vain et le train repart avec une Michèle rayonnante et ravie de son coup de bluff. Hélène soulagée raconte son histoire à Maître Guillemet qui n’a pas besoin d’un tel stratagème, vu qu’il passe la douane sans jamais être arrêté. Huit jours plus tard, la presse régionale publiait sur trois colonnes à la une : " Avocat en prison pour trafic de devises : Le bâtonnier Maître Guillemet, éminent membre du Barreau de Besançon, arrêté à Jougne en possession de titres bancaires suisses dissimulés sous sa chemise à plastron. Un jeune douanier stagiaire a découvert la supercherie en apercevant un titre de bourse qui dépassait du col dur de l’avocat."

La frontière américaine

Tout le monde connait ou a entendu parler des conditions drastiques imposées aux étrangers qui pénètrent aux Etats Unis, notamment en matière alimentaire. La règle est simple : sauf exception, toute introduction de produits solides autre que conserves est interdite. Les produits du terroir dont nous sommes si fiers sont suspects de risque sanitaire pour les robustes américains : le comté même sous vide n’est pas admis. Quant à la saucisse de Morteau, elle serait presque considérée comme un produit hautement toxique. Cela fait sourire quand on voit les ravages que causent les Cola et les MacDo sur la santé de leurs adolescents.

Ma grand-mère Hélène en fut pour ses frais lors de sa première visite à sa fille installée aux USA. Soulagée d’avoir fait son premier voyage en avion sans encombre, elle ne trouve pas sa valise à l’arrivée à Philadelphie. Elle s’inquiète auprès d’une hôtesse, quand deux policiers viennent la trouver en lui demandant de les suivre. Elle se retrouve dans un bureau, gardée par les deux agents bientôt rejoints par un douanier, puis par une interprète quand on s’aperçoit qu’elle ne parle pas un mot d’anglais. On l’interroge sur le contenu de sa valise, si elle l’avait faite seule, si elle est bien propriétaire des objets qu’elle contient. Hélène s’inquiète pour les couverts en argent de sa fille mais on lui demande de bien vouloir ouvrir le paquet enveloppé de papier blanc trouvé sur le dessus de la valise en question : ce sont deux saucisses de Morteau de belle taille qui suscitent suspicion et dégoût chez les policiers. Hélène est accusée d’introduire de la viande avariée que cache une odeur de brulé mais qui est révélée par des traces blanches sur la peau. Ma grand-mère eut beau expliquer les principes de la fumaison et du salage, rien n’y fait, un policier saisit les deux corps du délit avec des gants de caoutchouc pour les enfermer dans un boite hermétique vouée à la destruction. Hélène est outrée de ce comportement barbare mais ne dit rien, car le douanier fait un geste de mansuétude en ne lui infligeant pas l’amende prévue. Soulagée mais furieuse, elle retrouve sa fille et son gendre, qu’elle n’a encore jamais vu, qui lui offre de prendre une boisson pour se remettre de ces émotions. Avec élégance et distinction, elle commande la boisson en vogue à l’époque en France, ce qui provoque l’hilarité du gendre et l’ahurissement du barman : « Un Pschitt ! » Une boisson que n’aurait pas reniée Cambronne !

La frontière texane

Cinquante ans plus tard, un arrière-petit-fils d’Hélène va avoir une confrontation avec la douane américaine. Jean-Baptiste terminait sa dernière année d’école d’ingénieur avec une spécialisation gaz. Pour valider son diplôme, il doit se trouver un stage de cinq mois dans sa partie, à l’international de préférence. Une entreprise mexicaine répond à son offre de service. Il ne parle pas espagnol ? Qu’à cela ne tienne, il a trois mois pour l’apprendre. Sur place, il découvre qu’une grande entreprise française a racheté cette société qui prolonge son contrat de stage par un contrat local, mal payé certes mais passionnant. Le défi : comment arriver à faire payer le gaz qu’ils consomment à des clients, restaurants, PME, administrations qui ne le payaient pas depuis des années ? Un métier où il faut savoir tout faire, un pays où il faut ne s’étonner de rien. Comme de sortir sur le bas-côté de l’autoroute avant le péage pour payer à un péage pirate, ou encore de voir dans la sacoche des plombiers la clé à molette voisiner avec un pistolet 9mm. Car cette région du Tamaulipas n’est pas de celles que l’on met sur les dépliants touristiques. Cette province au bord du golfe du Mexique, contigüe au Texas, est une zone de passage clandestin, de contrebande et de trafic de drogue et il n’y a pas de grande différence entre la municipalité et la mafia. Trois des jeunes français travaillant sur place se sont installés dans une maison qui voisine la résidence du maire. De quoi se sentir protégés vu la dizaine de porte-flingues qui stationnent là en permanence. Quant à draguer la fille du maire, n’y pensez pas. Distance minimale exigée avec la demoiselle : 10 mètres et présence de deux gardes du corps obligatoire.

Bref, la vie à Matamoros n’est pas particulièrement folichonne pour la demi-douzaine de jeunes français qui y travaillent, d’autant qu’il n’y a rien d’intéressant à acheter dans les grandes surfaces à l’américaine. Alors ils ont pris l’habitude de faire un bon gueuleton chaque fois que l’un d’entre eux revient de France. Cet heureux veinard est chargé du ravitaillement en produits qui manquent cruellement à Matamoros (fromages, vins, charcuteries, chocolats, etc...). Voilà qu’à l’approche de Noël, c’est Jean-Baptiste qui passe quelques jours à Paris, bien décidé à faire mieux que ses collègues. Après avoir effectué le tour des commerçants du quartier et fait mettre sous vide un certain nombre de ses achats, il prend la plus grosse valise possible. Comme il le fait à chaque fois, il glisse les bouteilles dans ses pantalons, introduit ses saucisses dans les chaussettes et les fromages dans les chaussures. Tout est soigneusement enveloppé pour que les chiens ne détectent rien et que les risques de casse soient réduits le plus possible. Et le voilà reparti pour prendre l’avion, lourdement chargé. Le moyen le plus rapide pour aller à Matamoros, c’est de passer par un hub américain, Atlanta par exemple, puis un vol intérieur pour Brownsville (Texas), ville jumelle de Matamoros, située sur l’autre rive du Rio Grande.

Heureux d’être arrivé à bon port, Jean-Baptiste ne se presse pas pour sortir de l’avion et pour passer les formalités d’entrée aux States. Mais l’arrivée dans la salle des bagages lui offre un spectacle inattendu : le contenu de sa valise ouverte est exposé aux yeux de tous dans un joyeux foutoir où les bouteilles alternent avec ses sous-vêtements, les fromages sont étalés au milieu des chaussettes et la charcuterie est éparpillée parmi les chemises. Certains américains commentent, admiratifs, les produits exposés placés sous la garde de deux molosses à l’aspect peu encourageant. Tout y est : le Mont d’Or avec le morbier et le vieux comté, les saucisses de Morteau avec le bresi et les montbéliards, le savagnin avec le kirsch de Fougerolles, le foie gras et le Sauternes sans oublier les chocolats d’Edouard Hirsinger, le ’’petit prince du chocolat’’ d’Arbois.

Jean-Baptiste est bien obligé de se présenter et de se mettre face au mur, mains à plat, jambes écartées. Quand le chef douanier commence à l’interroger, il fait semblant de ne pas comprendre l’américain, parle français, dit quelques mots d’espagnol au douanier latino qui accompagne le chef. Celui-ci se lasse et laisse son collaborateur poursuivre seul l’interrogatoire. Alors Jean-Baptiste laisse tomber l’espagnol pour le dialecte si particulier du Tamaulipas. Il a vu juste, le douanier est bien un mexicain de cette région et c’est la première fois qu’il entend un gringo parler sa langue natale. L’atmosphère change du tout au tout et le français d’expliquer ce qu’il fait à Matamoros et le douanier de lui demander son contrat de travail. Quand ce dernier découvre la feuille de paie de l’ingénieur, quatre fois moindre qu’un douanier américain, l’interrogatoire cesse. Il fait signe à Jean-Baptiste de tout remballer et de le suivre. Le douanier le conduit jusqu’à la navette pour Matamoros, le fait embarquer en lui disant de ne pas recommencer et lui serre la main en ajoutant avec un grand sourire : « İ Feliz navidad ! » Voilà comment pendant une heure, la morteau eut droit de cité sur le sol américain.

Le tourniquet

Passer la douane avec des produits interdits est un sport plein d’émotion, mais franchir une frontière en évitant le poste de douane peut l’être tout autant. A l’été 1977, ma belle sœur Tamara, mariée depuis moins d’un an, n’avait pas encore les papiers pour pouvoir aller en Suisse. Les formalités pour qu’une citoyenne de l’Union soviétique puisse y entrer étaient d’une telle complexité qu’elle y avait renoncé. La résidence de nos parents étant à Jougne, village frontière avec la Suisse, elle se privait ainsi de multiples plaisirs comme la plage à Yvonnand, la piscine à Vallorbe ou le déjeuner aux Clées où l’on pouvait encore déguster de la truite sauvage. Les plus belles excursions au Suchet ou à l’Aiguillon lui étaient interdites tout comme le musée du fer, le musée des automates ou le lac de Joux et elle ne pourrait entendre les magnifiques concerts dans l’abbatiale de Romainmôtier. Pour son premier été hors de l’URSS, elle n’aurait qu’une vision limitée de notre région.

Il y avait la solution des Echampés, mais l’accepterait-elle ? Les Echampés, c’est un écart de quelques vingt habitants de Jougne sur la rive gauche de la Jougnena, là où elle prend un z en passant la frontière. La route goudronnée s’arrête à la dernière maison du bourg et se prolonge de quelques deux cents mètres avant d’arriver à une clôture équipée d’un tourniquet branlant : vous le franchissez et vous êtes sur la commune de Ballaigues, en Suisse. Moins d’un kilomètre après, sur la droite, une ferme suisse qui vous offre à boire si besoin, et où vous pouvez attendre que la voiture vienne vous chercher. Pour le retour, pas de problème, les suisses ne vérifient que les entrées et le certificat de mariage suffit aux français. Pourquoi ne pas essayer ? Mon épouse se propose d’accompagner Tamara la première fois. Elle tremblera tout le long du trajet tant il lui parait impossible qu’on puisse aller d’un pays à l’autre sans être contrôlé. Au cours de l’été, Tamara franchira le tourniquet une quarantaine de fois et par la suite ce passage restera une de ses ballades préférées.

Le sentier de traverse

Mais tous, nous rêvions de pouvoir passer la frontière en voiture sans passer par la douane. Un dimanche de septembre, quelques années auparavant, le temps était si beau que nous décidâmes d’aller piqueniquer sur les hauteurs de Jougne en direction de la montagne de l’Herba. Compte tenu de l’heure tardive et de la présence de la grand’mère, nous prîmes la voiture, une Trianon, où les parents, la grand’mère et les quatre enfants s’entassèrent pour aller jusqu’au pré Malvillain. Sur le coup de 16h30, en remontant dans la voiture, mon père remarqua un nouveau chemin forestier qu’il voulut essayer. Entre l’hiver et l’été, les paysages sont si différents qu’on peut avoir du mal à reconnaitre des lieux qu’on connait en d’autres saisons, mais ce chemin plein de trous et de bosses me semblait être une des pistes de ski de fond inauguré l’hiver dernier. Au bout de vingt minutes, nous atteignîmes un petit muret de 70 à 80 cm de haut que nous longeâmes pendant un bon kilomètre. De l’autre côté, il y avait un chemin autrement plus carrossable. A un endroit, le muret s’interrompait sur une quinzaine de mètres et malgré la végétation abondante, la voiture pût franchir ce passage et retrouver la meilleure route. Des panneaux pour randonneurs nous indiquèrent que nous étions en Suisse en direction du col de l’Aiguillon. Mon père tout heureux d’avoir découvert ce passage nous offrit des tartes aux myrtilles (les préférées de ma grand’mère) à la ferme-auberge du col.

Le jour baissant, il fallut rentrer mais, n’ayant pas pris de cartes, nous fûmes incapables de retrouver le chemin par où nous étions passés. Après une heure d’errance, mon père avise une grosse ferme et trouve le propriétaire-paysan. La conversation est simple, nous lui demandons s’il peut nous indiquer le chemin pour rentrer sur Jougne. Il n’en connait pas. Nous lui disons qu’il en existe un puisque nous sommes là et que nous l’avons emprunté. Il sort une carte et nous demande de situer la zone par où nous serions rentrés et si nous avions du ouvrir une barrière pour passer. Le voilà qui rentre chez lui et en ressort, casquette sur la tête et papiers officiels à la main. Il est garde-frontière occasionnel et a autorité pour nous dresser procès-verbal parce que nous n’avons pas respecté la sacro-sainte réglementation qui exige que l’on entre en Suisse seulement par des passages dûment autorisés. Nous le voyons jubilant, appelant son chef en lui disant qu’en 20 ans, c’est la première fois qu’il interceptait un véhicule fraudeur avec de potentiels contrebandiers. « A part les restes du piquenique, je ne vois pas quelle contrebande ce grand dépendeur d’andouilles pourrait trouver ! » « Qu’est-ce que votre dame a dit ? » « Rien, elle a faim et se demande si vous vendiez des andouilles ou autres » « Attention, hein, tout ce que vous direz maintenant sera écrit au PV » Et c’est reparti pour une nouvelle heure de palabres pour transcrire les pièces d’identité sur le papier officiel qui ne comporte que six cases. Problème existentiel pour le garde-frontière : doit-il mettre deux noms dans la même case ou reporter un nom au verso ? Il en appelle au chef qui lui de mettre un renvoi en bas de page. Mais on constate qu’il n’y a pas de place en bas de page. Prudent, il appelle un copain douanier à Vallorbe qui lui dit de ne mettre que les personnes majeures, mais l’idée de caviarder trois cases lui déplait et il n’a pas d’autres formulaires. Alors, il appelle le chef de la douane des Fourgs par où nous devrons passer pour sortir de Suisse. « Mais ton papier, il date de quand ?… Regarde sur la tranche, en bas. » « 1947. » « Eh bien il est périmé depuis 1952, ça fait onze ans et puis maintenant, t’en a plus l’usage, c’est nous qui le remplissons en douane ! » Inutile de décrire les regards furibards de nous sept ! A peine étions-nous hors de sa vue, que notre mère explose, que grand’mère soupire, que mes frères demandent à manger et ma sœur demande à faire pipi !

Dans la voiture, on répète ce qu’on doit dire et ne pas dire, pour rien, car seul mon père sera interrogé, une heure et quart durant, et libéré seulement après avoir versé une caution de mille cinq cents nouveaux francs. Heureusement que mémée était venue piqueniquer avec son sac à main, sinon nous y passions la nuit.

Dix-huit mois plus tard, en faisant du ski de fond, je repris ce fameux chemin ; arrivé au muret délimitant la frontière, j’entends une voiture, genre jeep, venant du côté suisse et la vois passer le muret. Lorsqu’elle arrive à ma hauteur, je reconnais le conducteur : c’était notre garde-frontière ! Comme quoi ma grand-mère avait raison quand elle disait « Dans tout gabelou, il y a un bricotier qui sommeille. »