La pastèque bleue

, par  Jean-Louis

L’imagination des contrebandiers est parfois débordante. Car dans ce métier, les réussites ne sont jamais que temporaires, un procédé ne marche que tant que les douaniers ne l’on pas découvert. Arlette R. était la riche veuve d’Henri R. entrepreneur de transport routier. Cette entreprise avait beaucoup progressé après-guerre grâce aux dotations en carburant dont le patron de l’entreprise avait bénéficié du fait de son soutien matériel aux groupes de résistance de la région. Gaulliste affiché, il était considéré comme patron social en vertu d’un pacte passé avec la CGT ; ce texte, disait-on, avait banni la grève des moyens d’action du syndicat, qui bénéficiait en échange de tarifs préférentiels pour tous ses transports : manifs à Paris, congrès, colonies de vacances et autres activités des comités d’entreprise. Le principe était simple : l’entreprise fournissait véhicules et carburant, le syndicat fournissait et payait le chauffeur. L’entreprise qui au départ était une entreprise de transport de personnes s’était diversifiée dans le transport urbain, les aéroports, les transports sanitaires, le conditionnement et le transport des fruits et légumes et même pendant quelques années, les transports funéraires. Arlette était devenue Présidente de l’entreprise mais laissait totalement faire le Directeur général, Pierre Georges dit Pierrot, salarié de l’entreprise depuis 38 ans, et lui-même ancien responsable du syndicat. Quand Arlette avait un problème, Pierrot lui arrangeait cela. Or Arlette avait un gros souci, elle disposait de beaucoup d’argent liquide dont l’origine était inconnue et qu’elle voulait déposer sur un compte numéroté en Suisse.

Prudent, Pierrot ne voulait pas s’en mêler et proposa les services de Juanito, chauffeur routier de fruits et légumes. Ce dernier, qui ne manquait pas d’imagination, proposa à Arlette la solution dite « Pastèque bleue ». Un procédé simple et sur : vous enfonciez un emporte-pièce cylindrique de 8 cm de diamètre à l’emplacement de la queue, vous retirez lentement la carotte obtenue, vous jetez l’essentiel de la pulpe rouge, vous la remplacez par un tube métallique en aluminium fermé, vous refermez le trou avec le morceau d’écorce de pastèque. La pastèque est devenue une pastèque fourrée ! C’est tout juste si on devine l’endroit du carottage. Pour la retrouver, on colle autour de la queue une étiquette bleue de 10 cm de diamètre en tout point semblable aux étiquettes vertes collées habituellement. Le tube fermé peut aller de 10 cm à 22 cm de long, de quoi y loger jusqu’à 2.000 billets de banque.

Juanito était convaincant mais Arlette était sceptique. Juanito lui fit la plus parfaite démonstration, le résultat était étonnant et Arlette restait hésitante. Juanito proposa un coup d’essai : il fourra le trou avec des graines de pastèque, demanda à Arlette de lui prêter une de ses deux boucles d’oreille, referma le tout et colla la bonne étiquette, la bleue. Dans la cour de l’entreprise, un camion attendait sa cargaison de pastèques pour Genève. Juanito glissa la pastèque dans un des chariots grillagés remplis de pastèques. Et ils se quittèrent en se donnant rendez-vous pour le surlendemain.

Arlette avait dépêché son chauffeur qui revint de Genève avec sa boucle d’oreille. Aucune anicroche, tout s’était déroulé comme prévu. Il fallait prendre une décision, d’autant que la gauche semblait bien partie pour gagner les législatives, ce qui paniquait Arlette, malgré les propos rassurants de Pierrot. Finalement, elle se décide pour une première étape avec quatre pastèques contenant chacune un million de francs français, soit au total à peu près un million de francs suisses. Pas mal pour une première étape. On choisit quatre superbes fruits dans un chargement pour Lausanne et Juanito, après les avoir fourrés, les replaça en divers endroits de la cargaison. Plut au ciel que ça marche pensa Arlette, se souvenant de la devise de Besançon : Utinam.

Mais rien ne se passa comme prévu : à 7h15, Juanito appela pour annoncer que le camion avait eu un accident en arrivant en Suisse. Il avait dérapé et s’était couché dans un virage. Il fallait récupérer au plus vite la cargaison. Sans attendre, Juanito avait détourné un 15 tonnes qui revenait à vide de Bâle. Il avait un complément de charge possible avec un 30 tonnes en repos à Pontarlier et il s‘était mis en route pour rejoindre le lieu de l’accident. A 8h35, Juanito arrivait sur place et constatait que c’était surtout l’arrière du semi-remorque qui avait souffert. Le 15 tonnes était déjà reparti pour Besançon avec les casiers restés intacts. Le 30 tonnes arriva à 9h42 et repartit pour Zurich une heure plus tard avec les pastèques encore entières mais dont certaines avaient perdu leur étiquette. Le reste de la cargaison était invendable, la plupart des pastèques ayant éclaté. En pataugeant dans la purée rouge, Juanito retrouva un des tubes qu’il apporta à l’endroit prévu à Lausanne.

Le moral d’Arlette est au plus bas. Elle a pris la décision de retirer les fruits de la vente et de les ouvrir tous. Il est 13h44 quand on lui dit qu’un second tube a été retrouvé à Lausanne. Elle recommencera à sourire deux heures plus tard quand Pierrot lui remettra un troisième tube trouvé dans le 15 tonnes revenu sur Besançon. Elle fit son deuil du 4ème tube en déclarant qu’elle avait moins perdu que dans une soirée à la roulette.

Naturellement, le secret de la ’’pastèque bleue’’ fut éventé et les douanes averties. Arlette eut des ennuis avec le fisc et le Conseil d’administration exigea son départ. Juanito fut viré, ce qui déclencha une grève dure dans l’entreprise et Pierre Georges fut contraint de démissionner. Une page de l’histoire de l’entreprise était tournée. Elle allait l’être définitivement trois ans plus tard quand une filiale de Suez la racheta aux héritiers d’Arlette.

On dit aussi que la petite Communauté Œcuménique de l’abbatiale de Romainmôtier, la plus ancienne église romane de Suisse, trouva son bonheur dans une pastèque, mais le pasteur Edith Kolbe ne le confirma jamais, se contentant de dire ’’Les voies du Seigneur sont impénétrables’’.