Royale Lucie

, par  Jean-Louis

Dans l’atelier du square Saint Amour, le silence s’était fait à l’arrivée de cet homme aux cheveux noir de jais et au port altier. D’un coup d’œil circulaire, il avait observé rapidement les postes de travail et parut satisfait : la propreté des lieux, le rangement des outils autant que la dextérité des ouvriers lui prouvaient qu’il avait frappé à la bonne porte. Avant même qu’on ait osé lui poser une question, Louis Leroy, le patron, avait déboulé de son bureau du 1er étage et accueilli son visiteur avec des civilités qui tranchaient par rapport à son habituelle froideur. Il demanda aux trois ouvriers les plus anciens de les accompagner dans la petite pièce de réception qui se situait à côté de l’entrée.

Deux hommes attendaient au milieu des vitrines présentant les plus belles montres, horloges et autres pendulettes d’officier de la maison L. Leroy et Cie, successeur en 1889 de la vénérable et historique maison Le Roy & Fils. Sur une petite table, quelques verres étaient disposés autour de bouteilles de Château-Chalon 1878 et d’absinthe et, chose plus inhabituelle à Besançon, une bouteille de vieux porto. Louis Leroy fit l’éloge du visiteur avant de lui présenter les autres personnes présentes : « Monsieur le Docteur Antonio Augusto de Carvalho Monteiro nous fait l’honneur de venir jusqu’à nous. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il est l’heureux propriétaire depuis l’an dernier de la très fameuse montre que le Comte Nicolas Nostitz, (Paix à son âme !) nous avait commandée et achetée en 1878. » A ces mots, le Docteur de Carvalho sortit de sa poche un écrin qui contenait la fameuse montre que les témoins de la scène reconnurent aussitôt. Charles Piguet du Brassus en avait réalisé l’ébauche, Ulysse Anguenot du Lac ou Villers avait fourni les pignons, ancres, engrenages et spiraux que les bisontins avaient ensuite assemblés et réglés. Le collectionneur portugais les arracha à cette contemplation en leur exposant son projet qui au premier abord leur paru utopique pour ne pas dire délirant.

Cette montre magnifique possédait 11 complications, ou fonctions annexes, ce qui constituait un record. Le boîtier était décoré mais trop sobrement au goût de son propriétaire. Ce problème pouvait être facilement résolu dans les ateliers parisiens de L. Leroy et l’accord se fit sur un décor renaissance de Delosne. Mais le commande principale était de réaliser une nouvelle montre qui comprendrait toutes les fonctionnalités que la technique pouvait réaliser dans un espace aussi contraint. Parmi la longue liste des souhaits du Docteur Antonio Augusto de Carvalho Monteiro, il fallut, à son grand désespoir, en rejeter quelques unes comme les éclipses ou les marées, mais l’accord put se faire le 1er novembre 1897 sur 26 complications dont l’état du ciel représenté avec 560 étoiles. Cette montre en or, de 975 pièces disposées sur 4 étages, baptisée Leroy 01 fut terminée à Paris le 14 novembre 1904.

Hors de prix, cette montre de grand luxe, baptisée Lucie par les bisontins qui avaient travaillé dessus 7 années durant, attira l’attention du fisc et des douanes qui avaient prévu une forte imposition si elle était exportée. Les contrebandiers du Haut Doubs multiplièrent les actions de diversion mettant les douaniers de la région sur les dents. Le roi du Portugal, de visite en France, passa royalement par cette frontière, vêtu d’un magnifique gilet rouge et d’une montre gousset en or. Trois jours plus tard, en son palais royal de Lisbonne, il remettait à Monsieur le Docteur Antonio Augusto de Carvalho Monteiro, sa Leroy 01, objet d’une royale contrebande.