Un amour de chocolat

, par  Jean-Louis

Caroline est américaine. Née à Philadelphie, elle n’a jamais dépassé les quelques États qui entourent la Pennsylvanie. Sa mère qui est franc-comtoise ’’pur sucre’’ lui a toujours parlé en français avec son accent d’origine typique et si prononcé que toute la famille s’esclaffe quand elle s’exprime dans sa langue natale. Quant à son américain aux sonorités curieuses, il passe pour ’’typically french’’ aux oreilles de ses voisins qui n’ont jamais traversé l’Atlantique, ni même rencontré un français de leur vie. Caroline sent bien que sa prof de français parle avec un accent bien différent de sa mère, sans doute parce qu’elle est américaine ! A quatorze ans, Caroline est invitée à venir passer ses premières vacances dans sa famille française habitant le Haut Doubs. C’est l’aventure de sa vie !

La jeune américaine va aller de petite surprise en grande découverte. « Curieux, écrit-elle à sa mère, les gens parlent le français plutôt comme ma prof et je n’ai rencontré qu’une vieille dame qui parlait un peu comme toi ». Caroline s’étonne devant la petitesse des voitures et adore la 4L de sa tante qu’elle compare avec un sac à main de dame ! Elle goûte du bout des lèvres une cuisse de grenouille juste pour pouvoir le raconter à ses copines et pouvoir dire qu’elle est une vraie froggy. Elle refuse de goûter aux escargots et a des écœurements devant une gibelotte de lapin. Elle avait été choquée de voir un lapin dépiauté au marché, mais oser manger ce qui est pour elle son animal de compagnie est aussi répugnant que faire manger du cheval à un anglais ou de la cigogne à un alsacien ! La grand-mère n’osa jamais lui avouer que dans sa jeunesse, elle adorait manger de l’écureuil. Après quelques hésitations, la jeune fille se mit à apprécier la ’’country sausage’’, autrement dit la saucisse de Morteau, et le comté au petit déjeuner mais ce ne fut rien à côté de sa découverte de la cancoillotte : elle n’en revenait pas que les américains aient pu ignorer un mets aussi ’’goûtu’’ (on lui avait appris le mot) qu’elle mangeait à toute occasion : sur des pommes de terre comme tout le monde, mais aussi dans la purée, dans l’omelette ou les crêpes, dans la soupe et, comble de bonheur, en y trempant des frites ! On finit par lui mettre son pot personnel à côté de son assiette à chaque repas. Mais quel dommage qu’il soit interdit d’en rapporter aux USA !

Elle découvrit en jouant aux cartes avec ses cousins que l’on pouvait tricher au jeu, y prendre du plaisir et même s’en vanter. Que tricher sans se faire prendre faisait partie des règles non écrites. C’était si ’’shocking’’ pour elle et si contraire aux principes américains qu’elle refusa longtemps de s’y résoudre. Mais à force de perdre au tarot contre ses oncles, à la coinche contre ses cousins et à la canasta contre sa grand-mère (quelle tricheuse, celle là !), Caroline s’y mit avec le handicap de rougir à chaque fois qu’elle essayait de tricher. De la triche au jeu à la contrebande, il n’y a qu’un pas, sauf que ce n’est pas du jeu. C’est toute la différence qu’il y a entre jouer au Monopoly avec de faux billets et faire un poker en misant de vrais dollars. Chacun se mit à lui raconter les petites et grandes histoires de contrebande de la famille, en les enjolivant bien sûr !

Mais il va se passer un événement qui va changer sa vie : Caroline va devenir amoureuse ! Un amour exclusif, une passion sans limite, un feu dévorant, au point d’en perdre la raison. Tout a commencé après un pique-nique en Suisse, sur la plage d’Yvonnand au bord du lac de Neuchâtel. Caroline et ses cousins avaient passé une journée merveilleuse. Comme à l’habitude, les voitures s’arrêtent pour faire le plein avant de repasser la frontière et comme de coutume, les enfants se précipitent dans la boutique de tabac, alcool et chocolat attenante à la station-service. La grand-mère offre une tablette à chacun et Caroline a du mal à comprendre l’excitation de ses cousins devant le choix qu’ils ont à faire mais elle se laisse convaincre qu’il faut qu’elle prenne une plaque lait-noisette de chez Kohler. Dans la voiture, chacun lui propose de goûter un carreau de sa plaque, mais elle refuse poliment. Arrivée dans sa chambre, elle jette la tablette sur le lit et commence à lire le courrier arrivé le matin. Machinalement, elle ouvre la plaquette et en croque un carreau. Ses papilles explosent, sa vue se brouille, ses jambes flageolent, bref tous les symptômes du coup de foudre : Caroline est tombée amoureuse du chocolat suisse ! Elle n’a pas le temps de finir de lire la lettre de sa mère qu’elle a déjà terminé la plaquette. Après la lettre de sa meilleure amie, elle est en manque ! Elle va quémander quelques carreaux à l’un de ses cousins qui lui cède sa plaque de chocolat noir au café : celle-ci est avalée avant le dîner. Le lendemain, elle demande à accompagner sa tante qui va chez le dentiste à Vallorbe et en profite pour acheter huit nouvelles plaques. Sa tante rappelle à Caroline que les douaniers tolèrent quatre plaques de chocolat par personne et qu’au-delà, c’est aléatoire.

Mais la jeune fille, toute à sa passion, n’écoute pas. Autant le chocolat américain lui parait fade et insipide, autant le chocolat suisse lui semble onctueux et sensuel. Le lendemain matin, le petit déjeuner et sa première tablette de la journée avalés, elle qui déteste la marche, descend par le sentier de l’ancienne voie ferrée jusqu’en Suisse où elle arrive quarante minutes et une tablette plus tard. Dans sa boutique préférée, elle hésite mais il y a tellement de chocolats qu’elle n’a pas encore goûtés qu’elle achète dix plaques d’un coup. Elle repasse devant les douaniers avec un pincement au cœur mais tout se passe bien et elle annonce fièrement au déjeuner qu’elle a réussi sa toute première contrebande. Caroline, applaudie, a le sentiment de faire partie de sa ’’french family’’.

Comme toute bonne chose, les vacances ont une fin. La veille du départ, Caroline contemple avec tristesse les onze plaquettes de chocolat qu’elle a courageusement gardé en réserve, mais finalement cela lui semble bien peu. Elle décide de faire une dernière expédition ravitaillement. Avec ce qui lui reste d’argent de poche, elle achète vingt-quatre tablettes. Forte d’une histoire de trafic de montres qu’on lui a raconté, elle colle avec du sparadrap les plaques à l’intérieur de son imperméable et avance sereinement vers le poste de douane. Évidemment cette fille engoncée dans un vêtement qui la boudine attire l’attention d’un fonctionnaire de police. Elle doit ôter son blouson et révéler son infamie. Le douanier étale sur une table les vingt-quatre objets du délit et quand il lui annonce qu’elle devra payer une amende mais aussi une TVA sur chaque tablette, l’adolescente éclate en sanglots. Sans argent, que faire ? Le douanier accepte qu’elle passe mais elle devra abandonner ses tablettes. Ou alors les manger dit-il en s’esclaffant ! Le choix est cruel, mais une américaine se doit d’être courageuse et rester digne dans l’adversité. Aussi s’attable-t-elle et ouvre la première tablette de chocolat noir avec raisins au rhum, suivie d’une au lait amandes et d’une au lait noisettes. Les douaniers l’observent admiratifs quand elle attaque sa septième, un Gianduja de Lindt, mais le rythme baisse. A la huitième, arrivent les premiers haut-le-cœur, la neuvième est un supplice. A la dixième, Caroline cale et se retient pour ne pas tout renvoyer devant ses tortionnaires. L’un d’eux a pitié d’elle et lui dit de partir avec les quatorze tablettes restantes. Que cela lui serve de leçon !

La remontée vers le village est une épreuve douloureuse ponctuée de vomissements et de douleurs abdominales. Ne supportant plus ni la vue, ni l’odeur du chocolat, Caroline jette à la poubelle toutes ses réserves et se met à la diète durant vingt-quatre heures. Au dernier repas, elle retrouve son appétit devant le plateau de fromages et son sourire devant la cancoillotte. Avant de partir, un nécessaire à chaussures lui est offert : brosse dure, brosse tendre et deux boites de cirage pour cuir fragile. Mais à y regarder de plus près, il s’agit de deux pots de cancoillotte habilement déguisés ! De quoi tromper la vigilance des douaniers américains. Ce qui fut fait et répété à plusieurs reprises au grand bonheur de Caroline définitivement guérie de son amour de chocolat.