Le roi d’Espagne

, par  Jean-Louis

La phrase

«  Le roi d’Espagne est loin  » répétait à qui voulait l’entendre, mon arrière grand-mère Louise décédée à 95 ans. Les adultes interpelés n’osant s’aventurer sur des terres inconnues, s’en sortaient en général par une pirouette du genre « Ah oui, vous avez bien raison ». Mais moi, quand j’avais cinq ou six ans, cette phrase me remplissait de fierté, certain que ma mémée connaissait le roi d’Espagne personnellement et qu’il viendrait bientôt la voir et que je ne manquerais pas de prévenir les copains dès qu’il serait dans le coin.

«  Le roi d’Espagne est loin  » disait-elle souvent quand Hélène sa fille et ma grand-mère, était absente et que les choses ne se déroulaient pas comme d’habitude, soit une autre façon de dire : « Quand le chat n’est pas là, les souris dansent ». A moins que ce soit une façon d’attirer l’attention quand on ne l’écoutait pas, une autre façon de dire : « Sors de ta tour d’ivoire ».

«  Le roi d’Espagne est loin  » me dit-elle un jour avec nostalgie en me racontant un de ses souvenirs ancrés au fond de sa mémoire. J’avais 10 ans et quand elle avait mon âge, sa grand-mère l’avait emmenée visiter une très vieille dame dont la mère avait été servante à la cour de Louis XV. Cette proximité me fascinait et je refaisais sans cesse mes calculs qui me conduisaient à fixer la date de naissance de la mère entre 1750 et 1760 l’amenant à avoir entre 14 et 24 ans à la mort du roi. La vieille dame aurait même pu être une fille naturelle du roi, ce que croyait dur comme fer mon arrière grand-mère. Alors que vient faire le roi d’Espagne dans cette affaire ? Aurait-il manqué de proximité avec ses sujettes ?

«  Le roi d’Espagne est loin  » Je n’ai compris le sens qu’après la mort de Louise. Cette expression date de la période faste de la Franche Comté du 16ème siècle. Cette province est alors propriété de Charles Quint puis de Philippe II roi d’Espagne. La Franche Comté bénéficie d’une paix royale (c’est le mot !) d’autant que la gouvernance espagnole est dirigée par deux bisontins successivement de 1517 à 1550 par Nicolas de Granvelle, chancelier puis garde des sceaux de Charles Quint, ensuite par son fils Antoine, cardinal de Granvelle, diplomate et conseiller d’État de Philippe II jusqu’à sa mort en 1586. 70 ans pendant lesquels ils n’oublièrent jamais leur province. Au siècle suivant, les choses changent avec la convoitise des rois de France qui envahissent et ruinent la Comté à quatre reprises : Henri IV en 1601 qui prend le Bugey et le Pays de Gex, Richelieu qui ravage le pays de 1635 à 1645 (La Guerre de Dix Ans), Louis XIV échoue en 1668 et réussit en 1678 (traité de Nimègue).

L’expression «  Le roi d’Espagne est loin  » prend alors tout son sens : mieux vaut un dirigeant lointain et libéral qu’un despote éclairé trop présent. Dans le refus de l’annexion, les franc comtois iront jusqu’à se faire enterrer la face contre terre pour ne pas risquer de voir le soleil symbole de Louis XIV. Dans la bouche de mon arrière grand-mère, cela peut prendre deux sens différents : en soupirant, c’est le constat que le pouvoir lointain ne s’occupe pas des petites gens ; mais si c’est en grognant, c’est l’expression d’un ralbol devant l’excès de paperasses d’un État trop présent, tatillon et centralisateur.