L’herbe à Zénobie

, par  Jean-Louis

Zénobie était la cousine de mon arrière-grand-mère Louise. Elle vivait avec Claude, un neveu de son défunt mari, lui aussi dénommé Claude. Pour ne pas les confondre, le neveu était surnommé le p’tit Claude : il était réputé agriculteur mais avait vécu de longues années d’une activité autrement plus lucrative : la contrebande. Nyctalope, il se déplaçait de nuit avec une aisance déconcertante dans ces sombres forêts du Haut-Doubs. Quand on le croyait ici, il n’y était déjà plus et quand on l’attendait là, il passait par un autre chemin. De quoi rendre fous des brigades de douaniers suisses ou français qui cherchaient en vain à le coincer. Durant la guerre, il prenait un malin plaisir à berner les allemands aussi bien en faisant du marché noir qu’en étant passeur de familles juives, de pilotes anglais abattus ou de résistants pourchassés. Il avait poursuivi son activité après-guerre mais s’était fait prendre dans un trafic d’ébauches, ces mouvements de montres de précision que fabriquaient les artisans francs-comtois pour le compte des sociétés de luxe du Lac de Joux. Le p’tit Claude avait été trahi et lourdement condamné sans qu’on lui fasse bénéficier d’une quelconque indulgence pour ses faits de résistance.

Il avait 63 ans à sa sortie de prison, quand tante Zénobie le recueillit dans sa maison de Grand-Combe-Châteleu pour qu’il s’occupe de ce qui restait de la ferme : à cette époque, il y avait encore une vache, deux cochons et quelques volailles et surtout des lapins auxquels P’tit Claude s’intéressait tout particulièrement. Comme Zénobie avait un petit lopin de terre de l’autre côté de la honteuse frontière, des Cerneux-Péquignot, village volé par la Suisse en 1814, il prit l’habitude d’y aller deux fois par jour afin d’y cueillir de l’herbe pour ses lapins. Son manège était soigneusement observé par les douaniers qui étaient bien au fait de sa réputation. Plusieurs fois, ils inspectèrent le chargement de sa brouette mais rien à dire : pas de haschisch ou de fleurs de lotus, rien que de la bonne herbe parfumée de nos montagnes.

Parfois, le P’tit Père Claude passait une bouteille de williamine (Morand, la meilleure) depuis la Suisse, parfois c’était une bouteille de gentiane de sa fabrication (un arrache-gueule aux dires de tous) qui passait en Suisse ! Il faisait semblant de cacher les bouteilles et les douaniers faisaient semblant de lui dresser procès-verbal. En hiver, le P’tit Claude passait moins souvent et allait chercher le foin qu’il avait mis de côté en Suisse. Et les lapins prospéraient et grassouillaient grâce à l’herbe à Zénobie et au petit verre de gentiane que le P’tit Claude leur faisait boire pour les occire. De temps en temps, il offrait même un de ses fameux lapins aux douaniers.

Puis un jour d’été, P’tit Claude ne passa pas, ni le jour suivant. Le chef douanier qui allait prendre sa retraite à la fin du mois s’en inquiéta auprès du maire : on alla frapper à sa porte pour le découvrir agonisant au milieu de ses lapins. Transporté en urgence à l’hôpital de Pontarlier, il se réveilla mais ses heures étaient comptés. Sans parents connus, c’est le chef douanier qui fut désigné pour recueillir ses dernières volontés qui n’avaient rien de particulier sauf son élevage de lapins qu’il donnait au curé pour toutes les prières qu’il avait dû dire pour lui. Une question brûlait les lèvres du douanier : avait-il continué à faire de la contrebande au cours de ces 28 dernières années ? P’tit Claude lui dit qu’un contrebandier ne livrait jamais ses secrets comme un chasseur de champignons ne dévoile pas ses coins à morilles, sauf éventuellement sur son lit de mort.
« Mais tu l’es » répliqua le douanier.
« Ah oui ! Eh bien, sache que je n’ai jamais arrêté. »
« Mais de quel produit faisais-tu le trafic ? »
« Des brouettes, pardi ! J’en suis à 6.382 à ce jour. »