Le café

, par  Jean-Louis

Quelques mois après la fin de la guerre, les hommes étaient revenus, mais peu, très peu, trop peu de déportés étaient rentrés et la France avait faim. En cet hiver 1945, le rationnement était toujours aussi sévère et dans les zones frontalières plus perméables que durant l’occupation, la traditionnelle contrebande reprenait de la vigueur. La voie ferrée Le Locle-Pontarlier fonctionnait à nouveau et Hélène, ma grand’mère, se décida à l’emprunter pour rendre visite à une vieille amie qu’elle n’avait pas vue depuis près de huit ans.

Veuve depuis dix ans, il allait de son honneur d’être digne en toute circonstance. Elle portait haut et fier, un chapeau fixé par de grandes aiguilles qu’elle gardait même pour le déjeuner, se contentant alors d’écarter la voilette qui lui tombait devant le visage. Cette forte femme qui dirigeait l’entreprise d’horlogerie fondée par son défunt mari, vivait dans un état de pauvreté dont il fallait ne rien laisser paraître et il ne pouvait être question de voyager autrement qu’en 1ère classe, même pour 30 km. En repartant du Locle, ce jour-là, Hélène avait quelque inquiétude : elle s’était laisser aller à acheter du café, denrée que l’on trouvait facilement en Suisse alors qu’il manquait cruellement de ce côté de la frontière mais qu’il était pourtant interdit d’importer. Mais privée depuis tant d’années d’un de ses plaisirs favoris, comment ne pas succomber à la tentation ?

En montant dans son compartiment dont la porte que l’employé de gare lui tient ouverte, donne directement sur la voie, Hélène éprouve une légère contrariété : un homme y est déjà assis mais il est trop tard pour reculer ; à y regarder de plus près, ce voyageur à la fine moustache et rasé de frais, vêtu avec élégance mais sans ostentation, autorise de lui adresser la parole.
« Monsieur, excusez-moi de vous importuner, mais croyez-vous que les douaniers me chercherons noise pour le café que j’ai acheté ? »
« Quelle quantité avez-vous, madame ? »
« Un kilo, soit 4 paquets. »
« C’est fort raisonnable, cela peut passer. »

Le train circule lentement dans le Val de Travers enneigé et siffle plus que nécessaire. Il s’arrête au poste-frontière, à l’endroit même où en 1870 l’armée du général Bourbaki passa en Suisse pour se faire désarmer, évitant ainsi de tomber aux mains des prussiens. Hélène raconte les souvenirs de sa propre mère et l’homme parait intéressé par cette conversation quand subitement la porte s’ouvre devant un douanier emmitouflé qui dit d’une voix forte « Oh, mais ça sent le café ici ! »
« C’est madame ! » répond l’homme d’un ton affable.
« Madame, descendez et suivez-moi » ordonne le gabelou.
Estomaquée, ma grand-mère fusille le traître du regard et obtempère en maugréant. Elle si soucieuse du qu’en dira-t-on, se voit déjà traînée devant les tribunaux comme trafiquante et connaitre la honte d’un déshonneur public. Mais le douanier la rassure : le café est saisi mais si elle paye l’amende de suite, il n’y aura pas de poursuites. Un immense soulagement se mêle à une rancœur inassouvie et Hélène reprend place dans le compartiment où règne désormais une atmosphère glaciale. Elle s’apprête à lancer une réplique assassine quand l’homme se penche vers elle en lui tendant un colis « Excusez-moi Madame pour tout à l’heure, mais quand le douanier a senti l’odeur du café, il fallait lui donner raison au plus vite, avant qu’il ne cherche plus loin en ouvrant mes valises où il y avait 200 paquets de café ; aussi permettez-moi de vous offrir ces 12 paquets en dédommagement des désagréments que vous avez subis ! »

L’opinion de ma grand-mère sur cet homme évolua avec le temps : de fieffé coquin à homme d’affaires culotté, de rusé trafiquant en honorable contrebandier ; dans les derniers jours de sa vie, elle ajoutait même « Je l’avais bien estimé : cet homme était un vrai gentleman. »