Les martyrs du 19 mai 1944 à Besançon
Les hasards de la vie m’ont amené à travailler en Lorraine et j’ai habité Nancy durant quelques années. Chaque fois que j’allais à mon travail, j’empruntais la plus longue rue de la ville, la rue Gabriel Mouilleron. Cette rue, autrefois appelée rue de l’Étang (c’est là où fut retrouvé le 5 janvier 1477, le cadavre de Charles le Téméraire), a pris à la Libération le nom d’un résistant qui avait travaillé dans le dépôt SNCF voisin et faisait partie des F.T.P. (groupe Crevisier). Arrêté et fusillé en 1944, je n’aurais sans doute pas prêté plus d’attention à ce résistant si, passant un jour à pied, je n’avais découvert qu’il était mort le 19 mai 1944, jour de ma naissance à Besançon.
Cela, m’a rappelé le témoignage de mon père Pierre Joliot qui, le même jour, assista au massacre de jeunes résistants à la prison de la Butte à Besançon où il était en détention préventive avec son frère Marcel. Cette scène et le lavage de la cour qui s’en suivit, l’ont marqué à jamais. Il ne l’évoqua qu’une seule fois, une vingtaine d’années plus tard, avec une émotion insoutenable, comme s’il me transmettait un témoignage que je ne devais jamais oublier.
J’ai plusieurs fois essayé d’en savoir plus, mais mise à part la plaque commémorative apposée à la Maison d’Arrêt de Besançon, aucune trace visible sur ces héros anonymes.
Même si Besançon s’honore de commémorer régulièrement ses fusillés de la Résistance notamment, ceux du 26 septembre 1943, jour où tombèrent à la Citadelle sous les balles allemandes, seize hommes jeunes (l’ainé n’avait que 35 ans), même si le plus jeune résistant fusillé de France (16 ans) Henri Fertet, ancien élève de mon lycée, Compagnon de la Libération, mérite à plus d’un titre les hommages qui lui sont rendus, même si cette ville est la première à avoir plaidé pour la réhabilitation des fusillés pour l’exemple de 1917, la capitale de la Franche-Comté n’a pas gardé de traces des fusillés du 19 mai 1944. Pourtant ceux là ont le douloureux privilège d’être, à la fois, condamnés par un Tribunal français ignorant toutes les règles les plus élémentaires du droit et exécutés par des gendarmes français sadiques refusant tout signe de dignité à leurs victimes.
Je me sens porteur de leurs mémoires et remercie la ville d’Is-sur-Tille d’avoir conservé le souvenir de quatre d’entre eux et de m’avoir permis de retrouver des renseignements dans leurs archives et par lesquels je commence mon récit.
LA RÉSISTANCE À IS-SUR-TILLE
Fin 1943, le Front national de lutte pour l’indépendance de la France est le Mouvement de Résistance le mieux organisé et le plus nombreux dans le large secteur d’Is-sur-Tille, comme un peu partout, en France. D’inspiration communiste, il compte dans ses rangs des patriotes d’un peu tous les courants de pensée opposés à l’occupant et à la collaboration, par exemple des prêtres y sont en nombre significatif.
Les responsables locaux connus du FN, M. et Mme Paule, commerçants à Selongey, M. et Mme Monange, percepteur à Selongey, Louis Calaux, marchand de bois à Fontaine-Française, Henri Mathieu, instituteur à Til-Châtel, ont bien sûr des aides, comme les cheminots Edmond Aubertin et Camille Collardey. Leur appartenance au FN est un avantage certain, car longtemps dans la clandestinité, les militants du parti communiste interdit ont appris les règles de sécurité indispensables à la survie face à la Gestapo et à la police de Pétain. L’appareil clandestin est démultiplié et a de nombreux relais dans tous les secteurs de la vie du pays. Ce qui permet de planquer les Résistants recherchés, ou de les déplacer d’une région à une autre...
C’est surtout Georges Dimanche (de Darcey), alias Jo, qui passe régulièrement et transmet par son ami Camille Collardey, ordres et conseils d’organisation. Tous les responsables cités appartiennent aussi au BOA (Bureau des opérations aériennes, service de parachutages) relevant des services gaullistes à Londres. Autre avantage immense, qui leur permettra de disposer de matériel parachuté, explosifs, armes, munitions, etc. Fin 1943, ils reçoivent la consigne de préparer les emplacements de futurs Maquis qu’occuperont bientôt les volontaires des FTP (Francs-tireurs partisans), branche armée du Front national.
LES FTP DE L’AUXOIS
Les emplacements serviront plus tôt que prévu : fin février 1944 éclate dans l’Auxois l’affaire Werner. Les maquisards du Groupe Bernard capturent à Pont-de-Pany le Major Werner, chef de la police de sécurité allemande pour toute la Bourgogne. Blessé, il meurt au maquis. Une chasse acharnée aux Résistants est lancée dans l’Auxois, avec des moyens énormes.
Quinze maquisards seront fusillés à Dijon en mars. L’état-major FTP décide la dispersion des maquisards de l’Auxois. Henri Rejenet, agent de liaison des FTP, reçoit ordre de convoyer un groupe de cinq hommes de Munois jusqu’à Marcilly-sur-Tille chez Edmond Aubertin.
Quelques armes ont fait le voyage dans une valise. Après une nuit et un jour dans la toute petite maison de la famille du cheminot, ils gagnent, à pied et de nuit, passant par Orville l’emplacement préparé par Louis Calaux vers Fontaine-Française. Henri Rejenet les guide. Mais le lieu étant difficile à défendre, des gendarmes sympathisants de la Résistance conseillent de le déplacer.
Les clandestins sont emmenés au château de Rosières près de Saint-Seine-sur-Vingeanne, où les accueille la famille Bergerot. Ils opèrent des réquisitions pour survivre, mais l’endroit « est un piège » : de fait, ils déménagent tout juste avant l’encerclement (sur dénonciation ?). Ils gagnent la maison d’un couple âgé dans le bois des Groises vers Selongey (grâce à M. Monange). Ils y connaissent une relative période de tranquillité.
LE GROUPE S’ÉTOFFE
Le mouvement FTP recrute des volontaires pour les maquis. Henri Rejenet amène aux Groises : Gilbert Carrey des Laumes, Roger et Fernand Guidot de St-Jean-de-Losne, André Moreau de Dijon, et Félix Besson et Robert Greusard anciens des Brigades Internationales de la guerre d’Espagne. Ces deux-là, par leur expérience de la guérilla et leur connaissance en armes et explosifs, deviennent les chefs du groupe. Ils parviennent à obtenir quelques armes parachutées, en nombre dans le secteur avec l’ordre de ne pas les débloquer avant le Débarquement.
C’est Mme Paule qui acceptera de faire une entorse au règlement. Henri Rejenet, transmet l’ordre d’opérer un déraillement ; sur conseil et avec l’aide de Camille Collardey, Sept maquisards à qui Henri Mathieu fournit une clé à tire-fonds, expédient au ballast quinze wagons enchevêtrés vers le poste 2 au nord de Marcilly (vers « chez Rivière »). Exténués, les saboteurs passent la nuit à Til-Châtel à l’ancienne scierie après avoir longuement pataugé sur les bordures de l’étang de Marcilly.
La maison des Groises étant abordée par un chasseur, le groupe gagne, par sécurité, une cabane en forêt de Marey où le ravitaillement est très problématique. Il neige et la situation est intenable. C’est alors l’installation dans une maison de chasse repérée par Félix Besson, en forêt de Foncegrive. L’effectif augmentant, quatre des cinq hommes venus de l’Auxois regagnent-ils les Laumes ? Sans doute grâce à André Deher (de Courtivron), chauffeur de la laiterie BEL des Laumes, qui transporta souvent des maquisards, comme le chef FTP laumois Roger Roger (dit le Père Etienne) qui passait de temps à autre à Foncegrive.
RESCAPÉS DU GROUPE TABOU
Installé en juin 1943 en forêt de Pothières dans le Châtillonnais, le Maquis Tabou, lié aux Services Spéciaux anglais, est attaqué fin novembre et début décembre 1943. Quinze maquisards capturés seront fusillés à Chaumont. Parmi les rescapés, Georges Bertholino d’Is-sur-Tille, Émile Amiens de Crecey, Claude Frigola lié à Is-sur-Tille par de la parenté et quelques autres, comme Gilbert Le Berrigaud alias Pic-pus, Marceau Lenfant, bretons. Leur chef est Julien BON de Laignes.
Tous se cachent à Is-sur-Tille quelque temps, puis doivent se réinstaller dans la forêt du Mont Voitout, non loin de Lux. Ils sont pour l’heure hébergés chez Charles Audiffred, à la Rente des Pauvres, entre Viévigne et Bèze. Ils éliminent, sur ordre, deux dangereux agents ennemis. Peu après, la ferme est encerclée.
Pris, Charles Audiffred mourra plus tard en déportation. Les maquisards ne sont pas tous arrêtés, mais commence pour eux une longue errance qui va les conduire dans tout le nord du département. Ils survivent au prix de quelques réquisitions, continuant leurs activités de résistants. Ils sont en contact avec Roland Garcia d’Avot, Yves Lautrey, Lucien Jeanblanc et Henri Bécourt, tous trois d’Is-sur-Tille, Marc Genevois de Marcilly.
Un accident de voiture vers Crecey contraint Pic-pus à se cacher : Mme Paule le soigne et le dissimule dans sa cave. Ne sachant plus où aller, Gilbert Le Berrigaud (Pic-pus) et Georges Bertholino acceptent la proposition de Mme PAULE : ils rejoignent les hommes de Félix Besson au Maquis de Foncegrive. La différence d’obédience avec TABOU n’est pas un problème.
RESCAPÉS DU GROUPE CASSE-COU
Autre formation du Châtillonnais, liée elle aussi aux Services anglais, le Groupe CASSE-COU est attaqué plusieurs fois. Parmi les rescapés, trois Issois (Pierre Martin, Lucien Jeanblanc et Robert Dayet), Ernest Perrin de Boussenois et André Plançon de Marsannay-le-Bois. Ils se cachent à Salives, au café Druette.
Ils y échappent à un encerclement et totalement désorientés, Marceau Lenfant, Ernest Perrin et Pierre Martin se réfugient chez Mme Paule qui conduit les deux derniers au Maquis de Foncegrive. Avec une nouvelle recrue de Pichanges, Jean Durand réfractaire au STO, arrêté, évadé, réfugié lui aussi à Salives, les volontaires de Foncegrive ont donc au moins quatre origines différentes avec des obédiences souvent antagonistes. Ces différences n’ont en rien gêné le combat commun contre l’occupant.
L’ATTAQUE DU MAQUIS
La demande d’un office religieux en mémoire des victimes du groupe Tabou entraîne une algarade qui se poursuit par une plainte à la gendarmerie de Selongey.
Le 21 avril 1944 à l’aube, la cabane de chasse où est réfugié le Maquis est attaquée par une unité de police française composée de volontaires pour lutter contre les maquis. Coups de feu, grenades. Roland Garcia et Jean Durand sont blessés. Tentant de parlementer, le chef Félix Besson (Tonio), blessé à son tour, se suicide. Sont arrêtés : Robert Greusard, Gilbert Le Berrigaud, Georges Bertholino, Jean Durand ainsi que Ernest Perrin, André Moreau, Pierre Martin, Gilles Carrey et Roland Garcia.
Courageusement, M. Monange tente à son tour de parlementer avec le chef du commando anti-maquis, en vain, car les primes versées à ces commandos pour tout maquisard pris ou abattu étaient faramineuses. Félix Besson (Tonio) est enterré clandestinement sur ordre allemand au cimetière de Lux. Le jeune Henri Bécourt gagne un maquis de l’Yonne. André Moreau et Ernest Perrin sont déportés : seul ce dernier rentrera des camps.
RÉUNIS POUR UN MASSACRE
Robert Greusard, Gilbert Le Berrigaud, Georges Bertholino, Jean Durand sont transférés quelques jours plus tard à la prison de Besançon. Ils y retrouvent d’autres résistants dont on ne sait pas pourquoi on les a transférés ici. Lucien Vannier (18 ans) est de ceux-ci. Jeune ouvrier des houillères de Blanzy, il a intégré très vite le Front Uni des Jeunes Patriotes FUJP, réservoir de futurs FTP. Il est appelé avec d’autres à renforcer l’action des groupes de Chalon et Chagny. Il fait équipe avec un cheminot de Chagny, Marc Boillet, pour mener des attentats contre les militaires de Chalon. Mais une répression brutale s’abat sur les groupes FTP de la région. Les deux amis échappent de peu à leur arrestation, regagnent un groupe gaulliste de Montceau-les- Mines. Ils s’illustrent en faisant s’échapper de l’hôpital des mines un résistant gravement blessé au nez et la barbe des gendarmes qui le gardaient. Ils sont pris avec d’autres dans une rafle en février 1944. Là, leur sort va diverger : Marc Boillet sera transféré à Dijon. Condamné par un tribunal allemand, il sera fusillé le 1er juillet. Contrairement aux autres résistants qui ont été transférés avec lui à Besançon le 13 mai et qui seront déportés à Dachau le 23 juin, Lucien Vannier est désigné pour être traduit avec ceux d’Is-sur-Tille, devant une Cour martiale française créée pour l’occasion le 17 mai 1944.
Cette soi-disant Cour martiale était une juridiction d’exception vichyste censée donner un semblant de légalité à des exécutions sommaires de résistants. Cette Cour était entièrement à la botte de l’occupant et n’hésitait pas à en rajouter dans la servilité au point d’en oublier toutes les règles du Droit les plus universelles.
Après une parodie de procès où chaque résistant comparait seul, sans défenseur, ni droit de recours devant cinq « juges » qui siègent le pistolet à la ceinture, dans une confusion totale et sans autre exemple en France que celui de la Cour martiale d’Annecy qui quelques jours plus tôt avait bafoué, elle aussi, toutes les règles du droit ! La sentence est rédigée à la hâte sur une page de cahier d’écolier. Elle contient des erreurs manifestes dans les motifs de la condamnation et la rédaction de l’arrêt ne permet pas d’identifier ni le nom du Président de la Cour martiale, ni celui des juges, ni le nom du rédacteur de l’arrêt (signature illisible), ni références à leur légitimité à siéger, ni le nom de l’autorité qui les a désignés, ajoutant ainsi la lâcheté de l’anonymat à la parodie de justice. Dans un État de droit, le gardien-chef de la prison de Besançon aurait eu le devoir de refuser d’exécuter un tel ordre.
Ce type de justice expéditive amène l’archevêque de Besançon, Mgr Dubourg, à intervenir auprès du Préfet dans une lettre virulente où il dénonce « une procédure qui dépasse en arbitraire et atrocité celle des tribunaux révolutionnaires… Jamais nous n’avons connu de jugements si sommaires et … des procédés aussi cruellement expéditifs ». Cette lettre rendue publique suscite une large approbation. Elle condamne de façon si explicite la justice de Vichy, qu’elle pousse le préfet à ne plus présenter de dossiers à cette Cour martiale qui ne pourra plus se réunir.
Les cinq accusés dont j’ai parlé sont condamnés à mort le 18 mai et fusillés le 19 mai 1944 en même temps que trois autres jeunes résistants dont je cherche les traces. Ils n’ont connaissance de la sentence qu’une heure avant leur exécution par un peloton de gendarmes mobiles de réserve (GMR) membres pour la plupart de la Milice, dans des conditions atroces où le sadisme et l’humiliation s’ajoutent à la cruauté de l’exécution capitale.
"OÙ FAULT LA TÊTE, LE CŒUR NE PEUT FAILLIR" *
Le chanoine Mauvilly, aumônier des prisons depuis 1933 et résistant de la première heure, a repris ses fonctions après avoir été arrêté et torturé par les allemands. Il est le seul à voir les condamnés avant leur exécution. Il est tout à fait conscient de la chape de mensonges qui entourent les condamnations de ces hommes, aussi recueille-t’il le plus fidèlement possible leurs derniers mots.
L’un des plus jeunes lui dira en larmes « Que dira ma pauvre mère lorsqu’elle saura que j’ai été condamné à mort comme un bandit ?… Dites-lui que je meurs injustement » ou encore cet autre lui confie : « Nous avons fait notre devoir, nous n’avons commis aucun crime, si nous avons fait usage de nos armes, c’est comme soldats. »
A 10h30, les trois premiers sortent de leurs cellules et sont attachés chacun à un poteau. Ils refusent qu’on leur bande les yeux comme le feront aussi les suivants. Jean Antonietti, fils d’émigré italien ayant fui le fascisme et arrêté sur dénonciation, catholique fervent que l’archevêque de Besançon cherchera à sauver à tout prix, déclamera devant ses bourreaux : « Paix aux âmes de bonne volonté et dans mon propre exemple et dans celui de millions d’autres croyants ». Le Berrigaud, breton fort en gueule, lance « On n’a pas pu vaincre, mais on sait mourir ». Lui, comme d’autres, entameront la marseillaise, reprise en sourdine par d’autres détenus résistants, droits communs, otages, juifs et même par Auguste Magnin, surveillant stagiaire, qui manifeste ouvertement son soutien aux condamnés, ce qui lui vaudra d’être déporté à Dachau et de succomber le 5 janvier 1945.
Trois pelotons de 12 hommes, gendarmes français dit auxiliaires, sont chargés de fusiller les condamnés. Est-ce l’inexpérience, la soif de vengeance ou le pur sadisme qui pousse ces exécutants à ne pas réussir à tuer tous les condamnés à la première salve ? Pour s’assurer de leur mort, qu’est-ce qui oblige le chef de peloton à leur donner un coup de pied dans la tête avant de leur faire sauter la cervelle ? A 12h15, le massacre des « gamins », comme les ont surnommés affectueusement d’autres détenus écœurés par la boucherie à laquelle certains ont assisté, prend fin et les corps sont jetés dans une fosse commune au cimetière de l’église Saint-Claude, l’Administration refusant de les rendre à leurs familles.
Pierre Joliot et son frère ainé Marcel Joliot sont témoins de cette sauvagerie. Inculpés pour marché noir, sur la dénonciation calomnieuse d’un cousin éloigné M. Yhéveny qui espérait récupérer à bon compte l’épicerie en gros fondée par mon grand-père, ils sont incarcérés depuis plusieurs semaines à la Maison d’Arrêt de la Butte à Besançon. Ce jour-là, ils sont chargés par le personnel pénitentiaire de nettoyer la cour maculée de sang, de cervelle et de débris humains.
C’est alors qu’un gardien stagiaire, Auguste Magnin, cité plus haut, s’approche de Pierre Joliot et lui murmure à voix basse (car il est interdit aux uns comme aux autres de se parler) la naissance à 12h30 de son 1er enfant, un garçon qu’il prénommera Jean-Louis. L’émotion de mon père est telle qu’il pleure dans les bras de son frère, autant sur cette vie qui nait que sur ces jeunes hommes assassinés.
Il ne m’en parlera qu’une fois, vingt-trois ans plus tard, avec une pudeur qui cachait mal une émotion intacte. Soixante-neuf années se sont écoulées depuis ces évènements douloureux, et je me sens toujours et à jamais porteur du souvenir de ces hommes qui m’ont inculqué, sans le savoir, leur capacité d’indignation et leur esprit de résistance.
C’est aussi en pensant à ces résistants, à leur inorganisation qui n’avait d’égal que leur courage que j’ai considéré que ne pas savoir se battre était aussi lâche que ne pas vouloir combattre. Je suis un pacifique et n’ai eu de cesse de dédramatiser les situations, de résoudre les conflits et de prôner la tolérance et le pardon qui seul peut réconcilier. Mais, comme Emmanuel Mounier, je suis cet optimiste tragique qui croit en l’Homme, en la vie, en l’humain mais qui ne nie pas la réalité des égoïsmes et des conflits et se doit d’être prêt à les assumer.
Quand je vois ces quelques photos floues et piquetées de leurs visages d’hommes jeunes et souriants à la vie qui s’ouvrait devant eux, j’évoque la phrase que la grande Madeleine Renaud prononçait dans ’’Harold et Maude’’ : « 80 ans, c’est un bel âge pour s’éteindre... ». Mais à 20 ans, est-ce un âge pour s’effacer ? Ceux qui ont pris le risque de mourir à 20 ans pour notre liberté, pour nos enfants et ceux qu’ils n’ont pas eu, doivent-ils, telle de petites bougies, s’éteindre de nos mémoires ?
Ces hommes, sans doute parce qu’ils ont été torturés avant d’être abattus sauvagement, n’ont pas eu le droit d’écrire une dernière lettre ou même de griffonner quelques mots pour leurs proches. Mais, sans doute, auraient-ils été en accord avec les paroles qu’avaient écrites quelques mois plus tôt Henri Fertet, le matin du 26 septembre 1943, jour où il fut fusillé avec 15 autres jeunes résistants par un peloton de l’armée allemande à la Citadelle de Besançon.
Henri Fertet (16 ans) et ses 15 compagnons :
– Raymond Aymonin (20 ans) – Jean Compagnon (21 ans) – Philippe Gladoux (18 ans) – Jean-Paul Grappin (21 ans) – René Paillard (18 ans) – Paul Pacqueriaud (35 ans) – Marcellin Puget (29 ans) – Roger Puget (22 ans) – Marcel Reddet (17 ans) – Gaston Retrouvey (18 ans) – Baltazar Robledo (35 ans) – Georges Rothamer (24 ans) – René Roussey (26 ans) – Marcel Simon (23 ans) – Saturnin Trabado (32 ans) |
Henri Fertet |
Entré dès 1942 dans un réseau de résistance, ce compagnon de lutte en était devenu un des agents les plus actifs. Arrêté le 2 juillet 1943, Henri Fertet, élève de seconde du lycée Victor Hugo qui fut le mien onze ans plus tard, n’avait pas 16 ans quand il affronta la mort en face. Une heure plus tôt, avec un bout de crayon qui tremble entre ses doigts, il avait écrit à ses parents :
Je meurs pour ma patrie. Je veux une France libre et des Français heureux. Non pas une France orgueilleuse et première nation du monde, mais une France travailleuse, laborieuse et honnête. Que les Français soient heureux, voilà l’essentiel. Dans la vie il faut savoir cueillir le bonheur…
… Adieu, la mort m’appelle, je ne veux ni bandeau, ni être attaché.
Je vous embrasse tous.
C’est quand même dur de mourir.
Mille baisers. Vive la France.
Un condamné à mort de 16 ans
Même pour son idéal, c’est dur de mourir, et surtout de mourir si jeune. Cette lettre, ces 16 martyrs sont inscrits pour toujours dans notre mémoire collective, locale comme nationale. Heureusement.
Mais si j’ai écrit un texte sur ces huit autres hommes dont les noms s’effacent sur une plaque que personne ne regarde plus, si j’ai poursuivi cette difficile et nécessaire écriture qui me marque aussi intimement, aussi durablement, ce n’est seulement pour qu’on ne les oublie pas, mais c’est qu’à force de les chercher, à force d’interroger leurs visages et de lire leurs regards, ils sont devenus mes frères en humanité et font désormais partie des Vivants.
Le 19 mai 2012
Jean-Louis JOLIOT